– Eternel jusqu'au suicide de la pauvre élue.

– Bien au-delà, puisque l'élue me fut rendue.

– Il est beau, votre amour, qui a gâché la vie de deux innocentes.

– Avez-vous jamais songé à ce qu'eut été leur destin sans moi? Je vais prendre le meilleur des cas: elles auraient épousé des hommes riches, séduits par leur grâce. Quand ceux-ci se seraient habitués à leur charme, ils les auraient oubliées et seraient retournés à leurs affaires. Elles se seraient retrouvées épouses et mères, contraintes, si elles voulaient un peu de sentiment, à entrer dans la comédie de l'adultère bourgeois. Vous dites que j'ai gâché leur vie, quand je les ai sauvées de cette vulgarité qui les eût tuées à petit feu.

– Vous les avez si bien sauvées que l'une des deux s'est donné la mort.

– Mais non! Si vous admettiez enfin que Hazel et Adèle sont une seule personne, vous comprendriez qu'il n'y a pas eu de mort dans cette affaire. Adèle est revenue sous les traits de Hazel et, comme toute personne qui a péri pour renaître, elle a progressé: Hazel est plus vivante et plus gaie qu'Adèle, plus ouverte à l'amour.

– Je n'ai jamais rien entendu d'aussi grotesque. J'ai toujours trouvé ridicules les histoires de réincarnation; si en plus la métempsycose doit servir à vous innocenter, c'est le comble!

– Ouvrez les yeux! Deux jeunes filles de dix-huit ans, orphelines, égales par la beauté et la grâce, toutes deux victimes d'un grave accident qui eût pu les défigurer; l'une s'appelle Adèle Langlais, l'autre Hazel Englert. Même leurs noms résonnent de façon similaire!

– Vous expliquerez ça au tribunal. Nul doute que vos arguments phonétiques seront convaincants.

– Je n'ai rien à dire à aucun tribunal. Aux yeux de la loi, je n'ai rien à me reprocher.

– Viol, incarcération…

– Ni viol ni incarcération. Je ne les ai pas prises de force et je ne les ai pas empêchées de partir.

– Moi, vous m'empêchez de partir!

– C'est exact. Vous êtes mon seul délit. Vous l'avez bien cherché.

– Ça y est. C'est de ma faute.

– Oui, car vous vous obstinez à ne pas voir mes mérites. Grâce à moi, Adèle-Hazel a une vie de princesse romantique. Elle était faite pour ça, non pour devenir une reproductrice bourgeoise.

– Une femme a d'autres choix: il n'y a pas que les princesses romantiques et les reproductrices bourgeoises.

– Il y a aussi les infirmières raisonneuses qui finissent vieilles filles.

– Il y a aussi les meurtrières. Savez-vous que les femmes tuent très bien?

– Encore faut-il qu'elles en aient la possibilité.

Loncours claqua dans ses doigts: deux sbires jaillirent de derrière la porte.

– Voyez-vous, mademoiselle, votre vocation nouvelle aurait du mal à s'épanouir ici. Nous prolongerons demain cet agréable entretien. Je vous laisse lire Carmilla. Vous ne le regretterez pas.

Au moment de disparaître, il ajouta:

– Ce séjour ici vous sera très profitable. A force de découvrir de bons livres, vous deviendrez un être moins borné.

Françoise Chavaigne lut Carmilla. Elle ne fit qu'une bouchée de ce bref récit. Elle y prit beaucoup de plaisir. Ensuite, elle se demanda pourquoi son geôlier avait tenu à ce qu'elle connût ce livre. Elle s'endormit en songeant que si, comme Carmilla, elle avait le pouvoir de passer à travers les murs, elle parviendrait à ses fins.

Le lendemain, elle s'appliqua à n'avoir avec Hazel que des conversations d'une innocence soignée. Elle lui demanda des conseils de lecture.

– Donnez-moi tous les titres que vous pourrez. Je suis en train de découvrir le pouvoir libérateur de la littérature: je ne serais plus capable de m'en passer.

– La littérature a un pouvoir plus que libérateur: elle a un pouvoir salvateur. Elle m'a sauvée: sans les livres, je serais morte depuis longtemps. Elle a sauvé aussi Schéhérazade dans les Mille et Une Nuits. Et elle vous sauverait, Françoise, si toutefois vous aviez un jour besoin d'être sauvée.

«Si elle savait combien j'en ai besoin!» pensa la prisonnière de la chambre cramoisie.

Hazel lui donna un très grand nombre de titres.

– Vous devriez les noter, vous allez les oublier, dit-elle à la masseuse.

– Inutile. J'ai bonne mémoire, répondit celle-ci, sachant qu'une oreille les écoutait et notait à sa place.

Le soir même, Loncours débarqua dans sa chambre avec quatre de ses hommes: ce n'était pas trop d'effectifs pour porter tant et tant de livres.

– Encore heureux que ma pupille ne vous en ait pas suggéré davantage. Vos appartements ne sont pas si vastes.

– Je m'attendais à ce que vous me disiez: «Votre temps de vie n'est plus si long, vous ne pourrez jamais lire tout ça.»

– Cela dépend de vous.

Il renvoya les quatre sbires.

– Voyez-vous, je suis très déçu de vos conversations de cet après-midi avec Hazel.

– Je vois mal ce que vous pouvez leur reprocher.

– Précisément: c'était irréprochable, vos propos littéraires. Un bas-bleu parlant à un bas-bleu. Je me suis ennuyé. Pourtant, je vous avais donné de bonnes idées.

– Ah? simula l'infirmière avec un air de première communiante.

– Vous auriez pu lui parler de Carmilla.

– Pourquoi?

– Vous l'avez lu?

– Oui. Et alors?

Le Capitaine leva les yeux au ciel.

– Petite dinde provinciale, vous n'avez donc rien compris?

– Qu'étais-je censée comprendre? s'étonna Françoise avec un visage benêt.

– Vous me décevez beaucoup. A partir de Carmilla, vous auriez pu avoir des conversations délectables avec ma pupille. Tandis qu'avec cette dernière livraison, je ne vois rien d'intéressant se profiler à l'horizon: L'Astrée - ma parole, Hazel est sans doute la dernière personne qui lit encore Honoré d'Urfé! – Introduction à la vie dévote de saint François de Sales – pourquoi pas du catéchisme, tant que vous y êtes?– De l'Allemagne de Madame de Staël – vous ne pourriez pas avoir des lectures plus…

– Plus quoi?

– Vous voyez ce que je veux dire, non?

– Non.

– Je sens que la chambre de Hazel va devenir le salon des précieuses. Vous me parliez de votre temps de vie. Sachez qu'il dépend en grande partie du degré d'intérêt de vos dialogues avec la petite. Si je dois passer des mois à vous écouter commenter saint François de Sales, je me lasserai.

– De quoi voulez-vous donc que nous parlions?

– Ce ne sont pas les bons sujets qui manquent. Vous pourriez parler de moi, par exemple.

– C'est vrai qu'il n'y a pas de meilleur sujet, sourit-elle.

– Hier, vous avez mis en doute qu'elle pût m'aimer, vous auriez pu aborder la question.

– Monsieur, cela ne me regarde pas.

– Cessez cette comédie. Il est un peu tard pour jouer à l'infirmière parfaite. Au fait, j'ai une devinette pour vous: quel est le rapport entre le mercure et vous?

– Vous le savez bien.

– Non: je parle ici du lien mythologique qui vous unit.

– Je l'ignore.

– Avec une majuscule, le mercure devient le dieu messager, Mercure. Et quel est le symbole de Mercure? Le caducée!

– Symbole de la médecine.

– Oui: votre profession. Le même symbole pour les messagers et les médecins. Je me demande pourquoi, ironisa Loncours.

– Il y a des messages qui guérissent.

– Et il y a des infirmières messagères qui voudraient pousser la pertinence mythologique jusqu'à exprimer leur message par le biais du mercure. Dommage que cela n'ait pas marché.

– C'est une coïncidence dont je vais tirer profit.

– Je pensais que vous l'aviez fait exprès.

– Vous me surestimez.

– C'est vrai: et vous ne cessez de me décevoir. Vous avez l'air si fine, si supérieure, mais quand on vous connaît mieux, on s'aperçoit qu'on a affaire à une paysanne hébétée. Je vous laisse lire sans plus rien espérer de votre esprit. Demain, c'est l'anniversaire de Hazel: ne manquez pas de le lui souhaiter.

Françoise attendit minuit. Quand le plus profond silence se fut installé dans le manoir, elle se mit au travail.

– Nous allons voir à quel point la littérature a un pouvoir subtil, libérateur et salvateur, ricana-t-elle.

Les meubles de la chambre cramoisie étaient massifs et lourds: l'infirmière ne put déplacer que la table où elle mangeait; elle la plaça le long du mur.

Comme dans toutes les pièces de cette maison, il n'y avait qu'une fenêtre, située à une hauteur inaccessible. Françoise jucha une chaise au-dessus de la table: c'était encore beaucoup trop bas pour atteindre la lucarne. Alors, ainsi qu'elle l'avait prévu, elle utilisa les livres.

Elle commença par les plus larges et épais pour obtenir une assise stable sur la chaise: les œuvres complètes de Victor Hugo furent un matériau de premier choix. Elle continua par des compilations de poésies baroques, rendant grâce à Agrippa d'Aubigné. Après Clélie de la Scudéry vint Maupassant, sans que la maçonne se rendît compte de l'énormité d'un tel rapprochement. L'escalier anachronique comporta ensuite saint François de Sales, Taine, Villon, Madame de Staël et Madame de La Fayette (elle pensait avec plaisir au bonheur de ces deux dames à particule à se voir ainsi réunies, les Lettres de la religieuse portugaise, Honoré d'Urfé, Flaubert, Cervantes, le Genji monogatari, Nerval, les contes élisabéthains de lady Amelia Northumb, les Provinciales de Pascal, Swift et Baudelaire – tout ce qu'une jeune fille du début de ce siècle, cultivée, sensible et impressionnable, se devait d'entrouvrir.

Il lui manquait juste un ou deux volumes pour parvenir à la fenêtre. Elle se rappela avoir laissé La Chartreuse de Parme et Car-milla dans le tiroir de la commode. La tour livresque atteignit alors la hauteur requise.

«Et maintenant, si la pile s'écroule, c'est qu'il n'y a rien à espérer de la littérature», se dit-elle.

L'escalade fut périlleuse: sans ses longues jambes et sa stabilité naturelle, elle n'aurait eu aucune chance – pour affronter le monde des livres, rien de tel que d'avoir le pied sûr.

Quand l'alpiniste fut au sommet, elle posa une fesse sur l'appui de la fenêtre et soupira. Elle retira un soulier et cassa la vitre avec le talon de la chaussure qu'elle tenait comme un marteau. Elle enleva les bris de verre et sortit ses mollets.