Note de l'auteur

Ce roman comporte deux fins. Ce n'était pas délibéré de ma part. Il m'est arrivé un phénomène nouveau: parvenue à cette première issue heureuse, j'ai ressenti l'impérieuse nécessité d'écrire un autre dénouement. Quand ce fut fait, je ne pus choisir entre les deux fins, tant chacune s'imposait avec autant d'autorité à mon esprit et relevait d'une logique des personnages aussi troublante qu'implacable.

Aussi ai-je décidé de les conserver toutes les deux. Je tiens à préciser qu'il ne faut en aucun cas y voir une influence des univers interactifs qui sévissent aujourd'hui dans l'informatique et ailleurs: ces mondes me sont totalement étrangers.

Ce dénouement différent intervient au moment où Françoise, évadée, s'apprête à entrer dans la chambre de Hazel pour lui révéler la vérité, page 136.

Elle allait entrer chez Hazel quand des mains de fer s'abattirent sur elle: c'étaient les sbires, toujours aussi impassibles et muets. Ils la transportèrent dans la chambre de Loncours.

Françoise enrageait tant d'avoir échoué si près du but qu'elle ne parvenait même pas à avoir peur.

– Encore une fois, mademoiselle, j'admire autant votre intelligence que votre bêtise. J'admire les trésors d'ingéniosité que vous avez déployés pour votre évasion. Mais a-t-on jamais vu une telle présence d'esprit au service d'une cause aussi sotte? Que vous prépariez-vous donc à dire à ma pupille?

– Vous le savez bien.

– Je veux vous l'entendre dire.

– La vérité: sa beauté, sa beauté si fulgurante qu'elle rend fou.

– Ou folle.

– Ou criminel. Je lui dirai tout, votre ruse ignoble et l'histoire d'Adèle que vous avez emprisonnée avant elle.

– Très bien. Et après?

– Et après? Rien. Ça suffira.

– Ça suffira à quoi?

– A ce qu'elle vive enfin. J'aimerais également qu'elle vous tue, mais je ne puis garantir qu'elle en soit capable. Moi, je le serais, mais ce ne sont pas mes affaires.

– C'est votre affaire plus que la sienne.

– Pourquoi dites-vous ça?

– Parce que je suis votre rival. Si quelqu'un me déteste ici, c'est vous. Pas elle.

– C'est une question de secondes. Lais sez-moi lui dire la vérité: nul doute qu'elle vous vomira.

– Ce n'est pas impossible. En revanche, il est peu probable qu'elle me quitte.

– Vos hommes l'en empêcheront?

– Non. Retrouver le monde après si longtemps serait une folie qu'elle ne commettra pas.

– Cela ne fait jamais que cinq ans de réclusion. Elle est jeune, elle s'en remettra, ce n'est pas insurmontable. Ne parlez pas d'elle comme vous parleriez de Robinson Crusoé.

– Je parle d'elle comme je parlerais d'Eurydice. Depuis cinq ans, elle se tient pour morte. Il faut une sacrée force pour ressusciter.

– Elle l'aura. Je l'y aiderai.

– Et moi? Vous avez pensé à moi, dans vos projets?

Elle éclata de rire.

– Vraiment pas. Je me fiche de ce qui va vous arriver.

– Vous voulez dire: de ce qui me serait arrivé. Car je vous rappelle que votre plan a échoué.

– Je n'ai pas dit mon dernier mot.

– Avant que vous ne le disiez, je vous soumets cette petite réflexion: ne voyez-vous pas la sottise stérile de votre héroïsme? Il m'a fallu tant d'habileté et de précautions pour créer ce paradis. Ce paradis, oui: à Mortes-Frontières, j'ai tout ce que je veux, ce qui est déjà bien, et j'échappe à tout ce qui me déplaît, ce qui est mieux encore. J'ai recréé pour moi seul le jardin d'Eden: cela m'a demandé beaucoup d'argent, histoire d'acheter l'île et de construire cette maison très spéciale, sans parler du salaire de mes gorilles. Il fallait bien ça, en notre siècle qui s'annonce liberticide, pour abriter mes inadmissibles désirs, pour cacher mon Eve éternelle, pour la mettre à l'abri des mille serpents qui l'auraient détournée de moi. Cessez donc de me juger selon les ukases de la morale et mesurez mon mérite à l'aune de Prométhée.

– Parce qu'il faut vous admirer, en plus?

– Il faut admirer les gens capables d'être heureux. Au lieu de vouloir détruire leur bonheur conquis de haute lutte, il faut louer leur courage et leur détermination.

– Il faut sans doute aussi applaudir au spectacle d'une jeune fille emprisonnée?

– Si vous connaissiez les jeunes filles comme je les connais, vous sauriez qu'elles ont le sens du tragique.

– Vous semblez ignorer que j'ai été l'une d'elles.

– Vous n'avez jamais été une jeune fille séquestrée, opprimée, adorée. Si cela vous était arrivé, vous sauriez que les pucelles adorent les mises en scène définitives.

– C'est curieux: dans mes rêves d'adolescente ne figuraient pas ces singeries.

– Il est vrai que vous êtes une fille assez particulière. Et vous me permettrez de rester dans le sous-entendu.

– Sous-entendez ce que vous voulez. Je finirai bien par vous avoir.

– Soit. Mais auparavant, réfléchissez. Je vous assure qu'il y a de quoi réfléchir.

Les sbires reconduisirent Françoise dans la chambre cramoisie. Ils remportèrent les livres qui lui avaient permis de s'échapper et même, pour plus de sûreté, la table. La porte se referma.

Restée seule, elle ne put s'empêcher d'obéir aux directives du Capitaine: elle réfléchit. Elle réfléchit beaucoup.

L'après-midi, quand l'infirmière entra dans la chambre de la jeune fille, celle-ci avait un visage décomposé.

– En voilà une tête, le jour de ses vingt-trois ans! Bon anniversaire quand même!

– Comment pourrais-je me réjouir, et de quoi donc? D'être enfermée ici jusqu'à la fin de mes jours, d'attendre en tremblant que le Capitaine entre dans mon lit?

– N'y pensez pas.

– Comment pourrais-je penser à autre chose? Le pire, c'est que, cette nuit, j'ai fait un rêve miraculeux, hélas trop tôt interrompu: un ange de lumière entrait dans ma chambre et me charmait. Ses paroles étaient une musique céleste qui me libérait de mes tortures. Il s'apprêtait à me dire un secret grand et magique quand un bruit furtif, sur le palier, m'a réveillée. Le silence s'est rétabli et je me suis rendormie, espérant rattraper le songe en cours de route. Je ne l'ai pas retrouvé. Cette frustration me désespère à un point que je ne puis comprendre. Comment décrire la beauté de cet ange au sexe byzantin, la ferveur immédiate qui nous a unis, l'ivresse que me prodiguaient sa voix si douce et ses mots salvateurs? Et je ne le verrai ni ne l'entendrai plus jamais. Comme les rêves sont cruels, qui nous laissent entrevoir des merveilles pour nous en mieux priver!

Françoise en resta sans voix.

– Avant-hier, poursuivit Hazel, vous m'aviez proposé une promenade que j'avais refusée avec acharnement. Aujourd'hui, j'accepte. Avoir rêvé d'un séraphin alors que c'est le Capitaine qui viendra ce soir… Il faut que je me change les idées. Tant pis pour mes frayeurs.

– Allons-y aussitôt, se réjouit l'infirmière qui ne voulait pas lui laisser le temps de changer d'avis.

Elle la prit par la main et l'entraîna dehors. Les sbires réagirent trop tard. La pupille n'était pas censée être au courant de sa propre incarcération: on ne pouvait donc pas l'empêcher ouvertement de sortir.

Folle de joie, Françoise s'écria:

– Enfin seules! Enfin libres!

– Libres de quoi? demanda la jeune fille en haussant les épaules.

Les hommes coururent au fumoir avertir Loncours de ce qui se passait. Le Capitaine, qui n'avait rien perdu de la conversation entre les deux jeunes femmes, savait déjà.

– Rompez! Laissez-moi tranquille! leur dit-il d'une voix étrange.

Il ne pouvait pas regarder les deux amies par la fenêtre puisque la maison avait été construite de manière à n'avoir aucune vue. Il sortit donc sur le pas de la porte du manoir et les observa de loin.

Des larmes de rage emplirent ses yeux.

– J'ai un aveu incroyable à vous faire, Hazel, commença Françoise Chavaigne.

– Quoi donc?

Elles se tenaient à l'endroit précis où Adèle Langlais s'était suicidée, vingt ans plus tôt.

Françoise allait parler quand un frisson la retint.

Là-bas, le vieil homme cria des mots que le vent moucha comme autant de flammèches:

– Idiote! Cette stupide infirmière est en train de détruire en deux phrases ce qu'il m'a fallu trente ans pour édifier! Dire que mon obstination et mon amour sont à la merci de quelques mots prononcés par une bouche imbécile! Elle est le serpent qui parle à mon Eve. Pourquoi une chose aussi bête que le langage a-t-elle le pouvoir d'anéantir l'Eden?

– Eh bien, Françoise? Vous ne dites rien?

C'était la première fois que l'infirmière voyait la pupille à la vraie et pleine lumière du jour. Dans le manoir, il faisait toujours à moitié sombre. Enfin sorti des ténèbres, le visage de la jeune fille apparaissait en sa scandaleuse beauté. Le spectacle d'une telle splendeur était insoutenable.

En un instant d'éblouissement, les plans de Mlle Chavaigne changèrent du tout au tout.

– Je voulais vous dire que vous ne connaissez pas votre bonheur, Hazel. S'il n'y avait pas le Capitaine, Mortes-Frontières serait le paradis sur terre. C'est une chance que d'être isolée du reste des humains.

– Surtout quand on est laide comme moi.

– Pas seulement. J'aimerais vivre ici avec vous.

– Ce serait le plus beau cadeau d'anniversaire que vous pourriez m'offrir.

Au loin, Loncours vit la pupille esquisser des gestes d'enthousiasme. «Tout est perdu. Elle sait, maintenant», pensa-t-il.

Le monde ne voulait plus de lui. Il eut l'impression que le bateau de sa vie avait largué les amarres. Comme dans un rêve dont on ne parvient pas à déterminer s'il est magnifique ou horrible, il marcha vers les deux jeunes femmes. On était fin mars mais la lumière était encore celle, parfaite, de l'hiver au bord de la mer. Etait-ce à cause de cet éclat blafard que les deux silhouettes féminines lui paraissaient si éloignées?

Il marchait à n'en plus finir. Il se rappela les paroles d'un sage éthiopien rencontré quarante ans auparavant lors d'une escale africaine: «L'amour est l'affaire des grands marcheurs.» Il comprenait enfin combien cette phrase était vraie.

Il marchait vers la bien-aimée et chaque pas l'épuisait comme une épreuve métaphysique. Marcher, c'était lever le pied, s'effondrer et se retenir au dernier instant: «Quand je serai devant elle, je ne me retiendrai plus, je m'effondrerai.» Une angoisse indicible lui broyait la poitrine.