– Ces choses-là ne m'intéressent pas. J'ai vécu ici le meilleur de ce que j'avais à vivre. A présent, si je suis Adèle, comment pourrais-je penser à autre chose qu'à ma mort?

– C'est à ma mort que tu dois penser.

– Il a raison, s'emporta Françoise. S'il y a quelqu'un à tuer dans cette affaire, c'est lui. Pourquoi vous suicideriez-vous? Depuis quand exécute-t-on les victimes à la place des coupables?

– Je ne pourrais pas le tuer, balbutia la pupille en gardant le pistolet sur sa propre tempe. Ce serait au-dessus de mes forces.

– Donnez-moi l'arme, lui ordonna Françoise, je me charge de le faire.

– Mademoiselle, ceci est une histoire entre elle et moi. Hazel, je n'ai rien contre l'idée du suicide mais le tien est indéfendable. Ce serait multiplier par deux l'horreur de celui d'Adèle qui, au moins, avait l'excuse d'être désespérée.

– Je suis désespérée.

– Tu n'as aucune raison de l'être. C'est le jour de ton anniversaire et tu reçois comme cadeaux la beauté, la fortune et la liberté.

– Arrêtez, vous m'écœurez! Comment pourrais-je oublier ce que j'ai vécu ici? Comment pourrais-je traîner un tel fardeau toute mon existence?

– Qui parle de fardeau? Qui parle d'oubli? J'espère bien, moi, que tu te rappelleras. Tu partiras d'ici lestée d'un amour formidable qui t'est acquis pour l'éternité. Il n'y a pas de richesse plus grande.

– Cette histoire est une prison que j'emmènerai avec moi. Le souvenir de vous ne cessera de me hanter. Pour me libérer, il faut que quelque chose soit brisé.

– Oui, mais pas ton crâne. C'est le cycle qu'il faut briser. Si tu te suicides, tu le ren forceras au lieu de le détruire. Ton amie a raison: si vraiment tu ressens la nécessité de tuer quelqu'un pour en sortir, alors tue-moi.

– Vous voulez que je vous tue? Vous le voulez pour de bon?

– Je veux surtout que tu ne te tues pas. Après la mort d'Adèle, j'ai passé quinze années en enfer. Et puis je t'ai rencontrée et j'ai cru que j'étais sauvé. Il n'empêche que je suis un homme brûlé, tu comprends? Si tu devais toi aussi te tuer par ma faute, pendant combien de siècles faudrait-il que je porte en moi cette plaie béante? Si tu éprouves pour moi la moindre tendresse, ne te tue pas. Mon meurtre serait une excellente solution.

La voix du vieillard avait quelque chose d'hypnotique. Avec une extrême douceur, il prit le poignet de la jeune fille et le tourna vers sa tempe à lui. L'infirmière respira.

– Je suis à toi, Hazel. Si tu presses la détente, ce sera justice et pour toi et pour moi. Tu auras vengé Adèle, tu te seras vengée de tes cinq années d'emprisonnement. Pour moi, ce sera la preuve que tu as trouvé la force de vivre et que je n'ai pas consacré mon existence à tuer mon unique amour à deux reprises.

Il y eut un long silence. Françoise regardait la scène avec fascination: la pupille n'avait jamais été aussi belle qu'en cet instant, le pistolet sur la tempe de Loncours, les yeux enivrés par la possibilité d'assassiner. Le Capitaine était transformé, tant la folie de son amour illuminait sa figure ravagée – et, l'espace d'une seconde, la spectatrice se surprit à penser qu'il devait être exaltant d'être aimée d'un tel homme.

Il avait lâché le poignet de la jeune fille et seule l'arme à feu les reliait l'un à l'autre. Il eut un geste singulier: il posa ses lèvres sur le canon, non pour le prendre en bouche comme une victime qui voudrait faciliter la tâche à son meurtrier, mais pour lui donner un baiser aussi débordant d'amour que si les lèvres de métal avaient été celles de sa bien-aimée.

– Et cependant, je te déconseille de me tuer, finit-il par dire.

– Ça y est, il se dégonfle! s'insurgea l'infirmière.

– Si tu considères mes intérêts, il vaut mille fois mieux que je meure. Tu vas partir: ma vie ne sera plus rien. Pourtant, à y réfléchir, si je t'implore de tirer, je ne suis qu'un égoïste: la paix éternelle pour moi, la police pour toi. Je ne voudrais pas que tu sois poursuivie.

– Je me fiche de la police, dit la jeune fille avec une voix amoureuse.

– Tu as tort. La tranquillité n'a pas de prix. J'ai tellement envie de te savoir heureuse.

– Ce sont des salades! s'écria la spectatrice. Vous l'épargnez et il se trouvera une troisième victime, à qui il dira qu'elle est votre réincarnation.

– Si tu crois qu'elle dit vrai, tue-moi.

– Je ne le crois pas. Je crois que vous parlez hébreu pour elle.

– Je veux avant tout que tu sois libre de mon souvenir. Si tu me tues, je serai d'autant plus présent à ta mémoire. Dans ma longue vie, il m'est arrivé de tuer des gens. Je connais les étranges vertus de l'assassinat. Le meurtre est mnémotechnique: les compagnons du passé dont je me souviens le mieux sont ceux à qui, pour des raisons diverses, j'ai donné la mort. En me tuant, tu croirais t'émanciper de moi, quand cet acte même me fixerait à jamais dans ta mémoire.

– Ma mémoire, vous y êtes. Vous êtes ma mémoire. Je n'ai pas besoin de vous tuer pour ça.

– Oui, mais tu as encore le choix entre le souvenir ineffable et le lancinant remords. Le premier te rendra forte pour toujours, le second empoisonnera ta vie. Je sais de quoi je parle.

– Si je ne vous tue pas, qu'adviendra-t-il de vous?

– Ne te soucie pas de ça.

– Que vais-je devenir sans vous?

– Le destin nous a envoyé une admirable protectrice que tu aimes et qui t'aime: elle sera ta grande sœur, sage en proportion de ta folie, forte en proportion de ta faiblesse, courageuse et – ce qui est, à mes yeux, sa plus belle qualité – pleine de haine envers tes futurs prédateurs.

– Envers les anciens également, dit l'infirmière avec une voix sarcastique.

– Tu vois? Elle est merveilleuse.

– Quitterez-vous Mortes-Frontières?

– Non. Ici, tout me parlera de toi. Je m'assoirai face à la mer et je penserai à toi. Il ne me restera plus qu'à franchir les frontières de la mort.

La jeune fille ne parvenait pas à baisser l'arme, comme si ce prolongement métallique de son bras était le dernier cordon ombilical qui la reliât encore au Capitaine.

– Que faire? Que faire? interrogea-t-elle en secouant sa belle chevelure.

– Aie confiance en moi: j'ai mis soixante-dix-sept années à être généreux mais, maintenant, je le suis.

Il lui prit le poignet, lui enleva le pistolet qu'il offrit à Françoise en gage de sincérité. Il couvrit de baisers la main désarmée.

Puis il remit à Françoise Chavaigne une enveloppe.

– Vous y trouverez mon testament et l'adresse de mon notaire. Je compte sur vous pour tout régler. Et je remercie Mercure de vous avoir mise sur ma route.

Il se tourna vers sa pupille et lui remit aussi une enveloppe.

– Tu la liras quand tu auras rejoint le continent.

Il la serra dans ses bras. Il prit le visage de son amour entre ses mains et le mangea des yeux. Ce fut elle qui tendit les lèvres vers les siennes.

Les deux amies montèrent sur le rafiot. La cadette, livide, contemplait l'île qui s'éloignait. L'aînée, radieuse, regardait la côte qui s'approchait.

Françoise partit aussitôt à Tanches rencontrer le notaire du Capitaine.

La pupille s'assit face à la mer et ouvrit l'enveloppe de son tuteur. Elle contenait une lettre brève:

Hazel, mon amour,

Tout désir est commémoratif. Toute aimée est la réincarnation d'une défunte inassouvie.

Tu es la morte et la vivante.

A toi,

Omer Loncours.

– Vous êtes très riche, dit sobrement l'aînée, à son retour de Tanches.

– Non: nous sommes très riches. Votre plus cher désir est-il toujours d'embarquer sur un grand paquebot qui irait au-delà de l'Océan?

– Plus que jamais.

– Je propose New York.

En route pour Cherbourg, l'ancienne infirmière déclara:

– Je ne pense pas qu'Adèle voulait réellement mourir. Elle s'est jetée à l'eau face à la côte, non face à l'Océan. Elle n'aura sans doute pas eu la force de nager jusqu'à Nœud. Je suis sûre qu'elle voulait vivre.

Peu avant leur départ, elle reçut une dépêche qui lui annonçait le suicide de Loncours. Il y avait une petite note du Capitaine pour elle:

Chère mademoiselle,

Je compte sur vous pour que Hazel ne sache rien de ma mort.

Orner Loncours, Mortes-Frontières, le 31 mars 1923.

«Je l'avais mal jugé, se dit Françoise. Il était vraiment généreux.»

A bord du paquebot qui traversait l'Atlantique de Cherbourg à New York, tout le monde était d'accord pour penser que Mlle Englert et Mlle Chavaigne partageaient la palme de la plus belle passagère.

Elles partageaient aussi la plus belle cabine, dans laquelle il y avait un grand miroir. Hazel s'y regardait pendant des heures, avec dans sa main la lettre du Capitaine et dans ses yeux un émerveillement intarissable.

– Narcisse! lui lançait Françoise en souriant.

– C'est exact, répondait-elle. Je suis en train de devenir une fleur.

New York était une ville où il faisait bon vivre quand on avait de l'argent. Les deux amies s'achetèrent un appartement admirable en face de Central Park.

Il leur arriva bien des choses à chacune, mais elles ne se quittèrent jamais.