– Voici le Capitaine qui arrive, dit l'infirmière.

– Qu'est-ce qu'il a? Il titube comme un malade.

– Quand il rejoignit les deux femmes, il vit le visage radieux de Hazel.

– Vous lui avez dit…? demanda-t-il à Françoise.

– Oui, mentit-elle avec sadisme.

Loncours tourna la tête vers la jeune fille interloquée.

– Ne m'en veux pas. Essaie de comprendre, même si c'est indéfendable. Et n'oublie pas que je t'aime comme personne.

Ensuite, il courut jusqu'au bout de la flèche de pierre qui marquait le lieu du suicide d'Adèle et se jeta à la mer.

Pour un bon nageur, même âgé de soixante-dix-sept ans, se laisser dévorer par les eaux est un exercice intellectuel davantage que physique.

«Ne pas nager. Ne pas remuer bras et jambes. Ne pas hisser mon nez vers la surface. Etre lourd et inerte. Museler l'appétit qui pousse à exister, le stupide instinct de survie. Adèle, je sais enfin ce que tu sais. Depuis vingt ans, il ne s'est pas passé de nuit sans que je pense à ta noyade. Je me demandais comment il était possible de se noyer, comment l'eau, la suprême amie des vivants, pouvait tuer? Comment un corps léger comme le tien pouvait-il devenir plus pesant que ce monstrueux volume liquide? A présent, j'entrevois la logique qu'il y a à choisir ce trépas. L'eau et l'amour sont le berceau de toute vie: il n'y a pas plus fécond. Mourir par l'amour ou mourir par l'eau, ou mieux encore par les deux ensemble, c'est boucler la boucle, c'est prendre la porte d'entrée pour porte de sortie. C'est se tuer par la vie même.»

Hazel hurlait. Françoise la retenait des deux mains.

La tête du vieillard ne remonta pas une seule fois à la surface.

– Il est mort, finit par dire la pupille, hébétée.

– Sûrement. Il n'était pas amphibie.

– Il s'est suicidé! s'indigna la jeune fille.

– Bien observé.

– La petite éclata en sanglots.

– Allons, allons! Il avait fait son temps, le vieux.

– Je l'aimais!

– N'exagérez pas. Vous étiez malade à l'idée qu'il vous touche ce soir.

– Cela n'empêche que je l'aimais.

– Bon. Très bien, vous l'aimiez. Il est néanmoins normal qu'il meure avant vous, vu la différence d'âge.

– Ma parole, vous jubilez!

– On ne peut rien vous cacher.

– Vous le haïssiez?

– Oui. Son suicide est le plus beau des cadeaux d'anniversaire.

– Mais pourquoi s'est-il donné la mort?

– Allez savoir ce qui se passe dans la tête des vieilles personnes, dit Françoise qui souriait à l'idée d'avoir réussi le crime parfait.

– Et ces phrases qu'il m'a dites avant de se jeter à l'eau, c'était pour expliquer son geste?

– Certainement, mentit l'aînée. Les gens qui vont se tuer éprouvent toujours le besoin de se justifier, comme si c'était intéressant.

– Que vous êtes dure et cynique! Cet homme était mon bienfaiteur!

– Un bienfaiteur qui a profité de sa protégée.

– Profité! Vous semblez oublier que je suis défigurée.

– Impossible de l'oublier. Mais on s'habitue à votre laideur, dit la jeune femme en contemplant le visage magnifique de Hazel.

Elles rentrèrent au manoir, l'une en larmes, l'autre ravie d'avoir tué son ennemi grâce à un malentendu bien orchestré.

Pendant que la pupille pleurait sur son lit, la meurtrière se renseignait. Les affaires de Loncours étaient gérées par le notaire de Tanches. Elle lui téléphona et apprit ainsi que le Capitaine l'avait choisie pour exécutrice testamentaire et que la petite était la légataire universelle.

«Voici un défunt exemplaire», pensa Mlle Chavaigne.

Quand ces ennuyeuses formalités furent accomplies, l'infirmière consulta la jeune fille.

– Vous êtes à la tête d'une fortune immense. Que désirez-vous?

– Rester à Mortes-Frontières pour cacher ma monstrueuse figure.

– Juste avant la mort du Capitaine, je vous disais que je voulais vivre ici avec vous. M'y autorisez-vous toujours? Le visage de Hazel s'illumina.

– Je n'osais plus l'espérer! C'est mon souhait le plus cher!

– Vous me comblez.

– Mais puis-je accepter un tel sacrifice? Vous qui êtes belle, vous pourriez fréquenter le monde.

– Je n'en ai aucune envie.

– Comment est-ce possible?

En guise de réponse, Françoise serra la merveille dans ses bras.

– Vous êtes beaucoup plus intéressante que le monde, dit-elle à la petite.

Ce fut un coup d'Etat en gants de velours. Mlle Chavaigne ne renvoya personne: après tout, les hommes de main pouvaient toujours servir à quelque chose, ne fût-ce que pour écouler l'excès d'argent dont, sur l'île, elle n'avait pas d'usage. Jacqueline et le majordome rempliraient à leur habitude les tâches culinaires et ménagères.

Françoise quitta la chambre cramoisie pour celle du Capitaine. Il n'est pas rare que le trajet le plus court pour prendre le pouvoir passe par la prison. Personne ne songea à discuter son autorité.

Parfois elle allait à Nœud, où la plupart des gens croyaient qu'elle était la veuve de Loncours. Elle y achetait des livres rares et précieux, des fleurs et des parfums. Deux sbires l'accompagnaient pour porter les colis.

Elle ne manquait jamais de faire un crochet par la pharmacie pour narguer son dénonciateur. A chaque fois, avec un sourire suave, elle lui demandait un thermomètre – «en souvenir du bon vieux temps», précisait-elle. L'apothicaire avait du mal à rester impassible.

De retour à Mortes-Frontières, elle entrait dans la chambre de Hazel et lui offrait les lys blancs et autres gâteries qu'elle avait choisis pour elle. La jeune fille exultait. Depuis que l'infirmière avait remplacé son tuteur, l'ancienne pupille était au septième ciel.

– Que m'importe d'être laide? disait-elle régulièrement à la jeune femme. La joliesse n'eût jamais pu m'apporter un destin plus heureux que de vivre avec vous.

En vérité, elle embellissait de jour en jour, pour la plus grande volupté de sa spectatrice.

Une vingtaine d'années plus tard, il y eut une guerre. Les habitantes de Mortes-Frontières s'en aperçurent à peine et s'en soucièrent encore moins.

Quand les Alliés débarquèrent, non loin de là, elles se plaignirent un peu:

– Pourvu que ce soit vite fini. Ces gens sont bruyants.

Le 2 mars 1973, Mlle Chavaigne vint s'asseoir au bord du lit de Mlle Englert et lui dit:

– Aujourd'hui, il y a très exactement cinquante ans, je vous rencontrais.

– Est-ce possible?

– Eh oui. Nous ne sommes plus toutes jeunes.

Elles éclatèrent de rire. Elles passèrent en revue le nombre de cuisinières qu'elles avaient «usées»: Jacqueline, puis Odette, puis Berthe, puis Mariette, puis Thérèse. Chaque prénom déclenchait une nouvelle salve d'hilarité.

– Avez-vous remarqué? conclut l'aînée. Aucune n'a tenu plus de dix ans.

– Mangeons-nous tant que cela? pouffa la cadette. Ou sommes-nous réellement des monstres?

– Moi, je suis un monstre.

– Vous? Enfin, Françoise, vous êtes une sainte! Vous m'avez sacrifié votre vie entière! S'il y a un paradis, les portes vous en sont déjà grandes ouvertes.

Il y eut un silence. L'ancienne infirmière eut un drôle de sourire. Elle finit par parler:

– A présent, Hazel, je peux bien vous le dire.

Et elle lui raconta tout, depuis l'incendie guadeloupéen.

Hazel était pétrifiée. En guise de consolation, l'autre eut cette phrase:

– Ne vous mortifiez pas. Pour ce qu'il en reste, aujourd'hui, de votre visage!

– Dites-moi… dites-moi comment j'étais.

– Aucun mot ne peut l'exprimer. Vous étiez si sublime que pas un instant je n'ai eu honte de mon crime. Sachez au moins ceci: jamais beauté ne fut aussi peu gaspillée que la vôtre. Grâce à notre bonheur insulaire, je n'ai pas perdu une miette de votre visage.

Il y eut un long silence. La moins vieille des deux dames semblait perdue.

– M'en voulez-vous beaucoup? demanda la plus âgée.

Hazel tourna vers elle son merveilleux regard.

– Au contraire. Si vous me l'aviez révélé il y a cinquante ans, je n'aurais pas résisté à la tentation d'aller me montrer au monde entier, et nul doute que je serais tombée entre de moins bonnes mains que les vôtres. J'aurais connu les mille souffrances que les humains et le temps infligent à la beauté. Jamais je n'aurais connu l'existence idyllique que vous m'avez offerte.

– C'est vous qui me l'avez offerte. C'est votre argent.

– Il n'eût pu être mieux placé.

– En somme, vous m'êtes reconnaissante?

– On dirait que cela vous déçoit.

– Nierez-vous que je suis un monstre?

– Certainement pas. Mais peut-il arriver mieux à une belle jeune fille que de tomber sur un monstre?

Françoise sourit. Elle cachait derrière son dos un lys blanc. Elle le tendit à Hazel.