Le vieil homme se tenait à son chevet.

– Seriez-vous malade, mademoiselle?

– Je profite de mon incarcération pour m'administrer une cure de sommeil.

– Voici votre déjeuner. Je viendrai vous chercher dans deux heures pour aller chez ma pupille. Soyez prête.

A moitié assoupie, elle mangea. Puis elle retomba sur le lit et sentit que Morphée l'assaillait à nouveau. Elle finit par se traîner jusqu'à la salle d'eau où elle prit une douche glacée qui l'éveilla. Elle revêtit la robe surannée qu'elle avait déjà essayée. Ensuite, elle se coiffa avec autant de soin que le lui permettait l'absence de miroirs.

Quand Loncours entra dans ses appartements, il tomba en arrêt.

– Que vous êtes belle! dit-il avec un regard flatteur.

– Ravie de l'apprendre. Si je disposais d'une glace, j'aurais peut-être pu m'en réjouir moi aussi.

– J'avais raison: vous êtes aussi mince qu'elle. Cependant, vous ne lui ressemblez pas.

– En effet, je n'aurai jamais l'air d'un oiseau pour le chat.

Il sourit et l'emmena à l'autre bout du manoir. Il la laissa entrer seule dans la chambre de Hazel qui poussa un cri:

– Françoise, est-ce vous? Où est votre blouse d'infirmière?

– La regrettez-vous?

– Vous êtes magnifique. Tournez-vous. Ah, c'est superbe. Que se passe-t-il?

– J'ai pensé que, pour vous masser, je n'avais pas besoin d'une tenue particulière. Cette robe me vient de ma mère: j'ai trouvé absurde de ne jamais la porter.

– J'applaudis à cette décision: vous êtes d'une majesté inégalable.

– N'avez-vous pas de beaux vêtements, vous aussi?

– J'ai vite renoncé à les porter. Comme je passe mon temps au lit, je n'en ai pas l'occasion.

– Le Capitaine serait peut-être heureux de vous voir bien habillée.

– Je ne sais pas si j'ai tellement envie de le rendre heureux.

– Quelle est cette ingratitude? demanda la masseuse qui jubilait à l'idée que le vieillard entendît cela.

– Je suis sans doute méchante, soupira la pupille. Hier soir, il m'a énervée, je l'ai trouvé tendu, plus bizarre que jamais. J'ai toujours l'impression qu'il me cache quelque chose – ou plus exactement qu'il cache quelque chose au monde entier. Pas vous?

– Non.

– N'est-il pas étrange, ce marin qui, malgré sa haine de la mer, vit sur une île à l'écart du genre humain?

– Non, continua l'infirmière qui se dit que la mer lui rendait bien la haine qu'il lui vouait.

– Comment expliquez-vous ça, alors?

– Je ne l'explique pas. Cela ne me regarde pas.

– Si même vous, vous ne me comprenez pas…

Sentant le terrain miné, Françoise s'empressa de changer de sujet:

– Hier, suite à notre conversation, je me suis procuré La Chartreuse de Parme que je ne connaissais pas.

– Quelle bonne idée! s'exclama Hazel en grande excitation. Où en êtes-vous?

– Pas très loin. Pour être sincère, cela m'ennuie.

– Comment est-ce possible?

– Ces histoires d'armée milanaise et de soldats français…

– Ça ne vous plaît pas?

– Non.

– C'est beau, pourtant. Peu importe: ce passage n'est pas long. Après, vous arriverez dans tout autre chose. Si c'est de l'amour que vous voulez, il y en aura.

– Ce n'est pas tellement ça qui m'intéresse dans la lecture.

– Et qu'aimez-vous lire?

– Des histoires de prison, répondit l'infirmière avec un drôle de sourire.

– Vous avez frappé à la bonne porte: les héros stendhaliens vont souvent en prison. C'est le cas de Fabrice del Dongo. Je suis comme vous, j'adore les histoires de prison.

– C'est peut-être parce que vous avez vous-même l'impression d'y être, dit l'aînée qui jouait avec le feu.

– Est-ce nécessaire? Vous n'avez pas cette impression et cependant ces récits vous passionnent C'est qu'il y a dans l'incarcération un mystère formidable: quand un être humain ne dispose plus d'autres ressources que sa propre personne, comment va-t-il continuer à vivre?

– Selon moi, ce qui rend la prison intéressante, ce sont les efforts que déploie le détenu pour s'en évader.

– Mais l'évasion n'est pas toujours possible.

– Si, elle l'est toujours!

– Il peut arriver aussi que l'on prenne goût à sa geôle. C'est ce qu'il advient au héros de La Chartreuse , qui ne veut plus en être libéré. Françoise, jurez-moi que vous continuerez à lire ce livre

– Bon.

– Et faites-moi un autre plaisir: coiffez-moi.

– Pardon?

– Est-il indispensable que vous me massiez sans cesse? Je demande une récréation: coiffez-moi, j'adore ça.

– Chignon, natte?

– Aucune importance. Ce que j'aime, c'est que l'on s'occupe de mes cheveux. Il y a des années que l'on ne m'a plus peignée, brossée…

– Il fallait le demander au Capitaine.

– Les hommes sont incapables de toucher une chevelure avec douceur. Il y faut des mains de femme – et encore, pas de n'importe quelle femme. Des mains aimantes, fines, caressantes et habiles: les vôtres.

– Asseyez-vous sur cette chaise.

Hazel s'exécuta, ravie. La jeune femme prit la brosse et la passa dans les longs cheveux de la pupille qui ferma les yeux de volupté.

– Que c'est bon!

L'infirmière fronça les sourcils.

– Voyons, Hazel, imaginez que quelqu'un nous entende, il se poserait des questions…

La jeune fille éclata de rire.

– Personne ne nous entend. Et puis, quel mal y a-t-il à coiffer son amie? Continuez, je vous prie.

Françoise brossa a nouveau la chevelure noisette.

– C'est un délice. J'ai toujours adoré ça. Quand j'étais petite, les filles de l'école glissaient leurs mains dans mes cheveux: je crois que je les portais longs dans cette intention. C'était terriblement agréable mais je serais morte plutôt que de l'avouer et, lorsque mes amies venaient me coiffer avec leurs doigts, je prenais un air lassé et incommodé qui les provoquait: plus je soupirais avec désapprobation, plus les filles jouaient avec mes cheveux. Je taisais mon plaisir. Un jour, un garçon a voulu s'en mêler: il a tiré si fort que j'ai hurlé de douleur. Moralité: il faut laisser les hommes à leur place.

Les deux jeunes femmes se mirent à rire.

– Vous avez une toison magnifique, Hazel. Je n'en avais jamais vu de si belle.

– Il faut bien que j'aie quelque chose de joli. Dans Oncle Vania de Tchékhov, il y a une héroïne disgraciée qui gémit: «On dit toujours aux filles laides qu'elles ont de beaux cheveux et de beaux yeux.» Moi, on ne pourrait même pas me dire que j'ai de beaux yeux.

– Vous n'allez pas recommencer à vous plaindre!

– Rassurez-vous. De quoi me plaindrais-je en éprouvant une si grande volupté? Peignez-moi, à présent, s'il vous plaît. Ah, je vous félicite, vous vous y prénez à merveille. Le peigne exige plus de talent que la brosse. C'est exquis: vous avez des mains de génie.

– Il est ravissant, ce peigne.

– Et pour cause: il est en bois de camélia. Le Capitaine l'a rapporté du Japon il y a quarante ans.

L'infirmière pensa qu'Adèle avait dû s'en servir avant elle.

– C'est l'avantage de vivre avec un homme qui n'a cessé de parcourir les mers: il m'offre des objets rares qui viennent de loin et raconte des histoires aussi belles qu'exotiques. Savez-vous comment les Japonaises se lavaient les cheveux autrefois?

– Non.

– Je vous parle des princesses, bien entendu. Plus une Nippone était de haut lignage, plus elle portait les cheveux longs – les femmes du peuple les avaient plus courts, ce qui était plus pratique pour travailler. Quand la chevelure d'une princesse donnait des signes de malpropreté, on attendait un jour de soleil. La noble demoiselle allait alors à la rivière avec ses dames de compagnie: elle se couchait près de la berge, de sorte que sa toison pendît dans l'eau. Les servantes entraient dans la rivière. Chacune prenait l'une des mèches interminables, la mouillait jusqu'à la racine, l'imprégnait de poudres de bois précieux tels que le camphre ou l'ébène, l'en frottait tout du long avec ses doigts, puis la rinçait dans le courant. Ensuite elles sortaient de l'eau et priaient la princesse de s'étendre plus loin, afin que l'on puisse étaler sa chevelure trempée sur la prairie. Chaque dame reprenait la mèche qui lui avait été attribuée, sortait son éventail et se mettait à l'œuvre: comme si cent papillons étaient venus battre des ailes ensemble pour sécher la demoiselle.

– C'est ravissant.

– Mais fastidieux. Avez-vous songé au nombre d'heures que cela durait? C'est pourquoi les Japonaises du temps jadis ne se lavaient les cheveux que quatre fois par an. On a du mal à imaginer que, dans cette civilisation si raffinée, où l'esthétisme régnait en maître, les belles avaient le plus souvent une tignasse luisante de sébum.

– J'adore votre façon de raconter de jolies histoires pour ensuite en poignarder la poésie.

– Il ne me déplairait pas d'être une princesse nippone: vous seriez ma demoiselle de compagnie et nous irions à la rivière pour que vous me laviez la toison.

– Nous pourrions le faire dans la mer! dit Françoise, soudain pleine d'espoir à l'idée d'être enfin en mesure de révéler à Hazel ce qu'on lui cachait.

– L'eau de mer est mauvaise pour la chevelure.

– Quelle importance? Vous les rinceriez ensuite à la douche! Oh si, allons-y immédiatement.

– Je vous dis que non. Comment voulez-vous que je me croie au Japon si je vois la côte normande?

– Nous irons face à l'Océan.

– Vous êtes folle, Françoise. Vous n'allez pas entrer dans cette eau glaciale au mois de mars.

– Je suis une dure à cuire. Allons, venez! supplia-t-elle en la tirant par le bras.

– Non! Je vous ai déjà dit que je n'avais pas envie de sortir.

– Moi, j'ai envie.

– Vous n'avez qu'à sortir sans moi.

«Je n'en ai pas le droit!» pensait l'infirmière en traînant Hazel vers la porte. Celle-ci se dégagea et cria avec fureur:

– Quelle mouche vous pique?

– J'aimerais tellement être seule avec vous!

– Vous êtes seule avec moi!

Désespérée d'avoir pris tant de risques pour rien, la jeune femme ordonna à la pupille de s'allonger à nouveau et se mit à la masser, résignée.

Deux sbires la ramenèrent dans la chambre cramoisie. Le Capitaine ne tarda pas à la rejoindre.

– Attention, mademoiselle. Vous passez les bornes.