Ais il va sans dire que ma mère s'en est mêlée immédiatement. Ce n’est pas que je l’eusse consultée, loin de là. J'ai même fait tout ce que j'ai pu pour la tenir dans l'ignorance de mon petit projet, pour la chasser loin de mon esprit. En vain: en un clin d'œil, elle fut là, à mes côtés, la canne à la main, et elle me tint un langage extrêmement blessant. Ce n'est pas ainsi qu'elle m'avait élevé, ce n'est pas cela qu'elle attendait de moi. Jamais, jamais elle n'allait me laisser remettre les pieds à la maison si je commettais une action pareille. Elle mourrait de honte et de chagrin. J'avais beau essayer de la fuir dans les rues de Glasgow, la queue basse, elle me poursuivait partout, me menaçant de sa canne, et je voyais clairement son visage tantôt suppliant et indigné, tantôt empreint de cette grimace d'incompréhension que je connaissais si bien. Elle portait toujours son manteau gris et le chapeau gris et violet et le collier de perles autour du cou. C'est le cou qui vieillit le plus rapidement chez les femmes.

Je restai sergent.

A Olympia Hall, à Londres, où les premiers volontaires français étaient réunis, les jeunes filles et les dames de la bonne société anglaise venaient nous faire un brin de causette. L'une d'elles, une ravissante blonde en uniforme militaire, fit avec moi d'innombrables parties d'échecs. Elle semblait bien décidée à remonter le moral des pauvres petits volontaires français et nous passâmes tout notre temps autour de l'échiquier. C'était une excellente joueuse et elle me battait chaque fois à plate couture, me proposant aussitôt une autre partie. Après dix-sept jours de traversée, passer son temps à jouer aux échecs avec une très belle fille, alors qu'on meurt d'envie de se battre, est une des occupations les plus énervantes que je connaisse. A la fin, je préférai l'éviter, et la regardais de loin se mesurer avec un sergent d'artillerie, lequel finit par devenir aussi triste et aussi abattu que moi. Elle était là, blonde et adorable et, avec un petit air sadique, elle poussait ses pièces sur l'échiquier. Une vicieuse. Je n'ai jamais vu une fille de bonne famille faire plus pour démolir le moral de l'armée.

Je ne parlais pas alors un seul mot d'anglais et mes contacts avec les autochtones furent difficiles; fort heureusement, je parvenais parfois à me faire comprendre par gestes. Les Anglais gesticulent peu, mais on arrive cependant à leur faire comprendre assez bien ce qu'on veut d'eux. L'ignorance d'une langue peut même simplifier à cet égard les rapports en les ramenant à l'essentiel et en vous évitant les entrées en matière inutiles et les chinoiseries.

Je m'étais lié d'amitié, à Olympia Hall, avec un garçon que je nommerai ici Lucien, lequel, après plusieurs jours et nuits de noce particulièrement agitée, devait brusquement se loger une balle dans le cœur. En trois jours et quatre nuits, il avait eu le temps de tomber éperdument amoureux d'une entraîneuse du Wellington, une boîte que la R.A.F. fréquentait assidûment, d'avoir été trompé par elle avec un autre client et d'en avoir conçu un tel chagrin que la mort lui était apparue comme la seule solution. En réalité, la plupart d'entre nous avaient quitté la France et leurs familles dans des circonstances tellement extraordinaires et précipitées, que la réaction nerveuse n'intervenait souvent qu'après plusieurs semaines et d'une manière parfois complètement inattendue. Certains cherchaient alors à s'accrocher à la première bouée qui se présentait et, dans le cas de mon camarade, la bouée ayant immédiatement lâché ou, plus exactement, étant passée au suivant, Lucien avait coulé à pic sous le poids des désespoirs accumulés. J'étais, quant à moi, attaché à une bouée à toute épreuve, à distance il est vrai, mais avec un sentiment de parfaite sécurité, une mère étant après tout quelque chose qui ne vous lâche que rarement. Il m'arrivait cependant alors de boire une bouteille de whisky par nuit, dans un de ces endroits où nous traînions notre impatience et notre frustration. Nous étions exaspérés par la lenteur que l'on mettait à nous donner des avions et à nous expédier au combat. J'étais le plus souvent avec Lignon, de Mézillis, Béguin, Perrier, Barberon, Roquère, Melville-Lynch. Lignon perdit une jambe en Afrique, continua à voler avec une jambe artificielle et fut abattu sur Mosquito en Angleterre. Béguin fut tué en Angleterre après huit victoires sur le front russe. De Mézillis laissa î'avant-bras gauche au Tibesti, la R.A.F. lui fit un bras artificiel et il fut tué sur Spitfire en Angleterre. Pigeaud fut abattu en Libye; grièvement brûlé, il fit cinquante kilomètres à pied à travers le désert et tomba mort en atteignant nos lignes. Roquère fut torpillé au large de Freetown et dévoré par les requins sous les yeux de sa femme. Astier de Villatte, Saint-Péreuse, Barberon, Perrier, Langer, Ëzanno le magnifique, casse-cou exemplaire, Melville-Lynch, sont toujours vivants. Nous nous voyons parfois. Rarement: tout ce que nous avions à nous dire a été tué.

Je fus prêté à la R.A.F. pour quelques missions de nuit sur Wellington et Blenheim, ce qui permit à la B.B.C. d'annoncer gravement dès juillet 1940, que «l'aviation française a bombardé l'Allemagne en partant de ses bases britanniques». «L'aviation française», c'était un camarade nommé Morel et moi-même. Le communiqué de la B.B.C. avait enthousiasmé ma mère au-delà de toute expression. Car, dans son esprit, il n'y avait jamais eu le moindre doute sur ce que «l'aviation française partant de ses bases britanniques» voulait dire. C'était moi. Je sus par la suite que pendant plusieurs jours, elle avait promené dans les allées du marché de la Buffa un visage radieux, répandant la bonne nouvelle: j'avais enfin pris les choses en main.

Je fus ensuite envoyé à Saint-Athan et ce fut au cours d'une permission à Londres, en compagnie de Lucien, que ce dernier, brusquement, après m'avoir téléphoné à l'hôtel pour me dire que tout allait très bien et que le moral était haut, raccrocha le téléphone et alla se tuer. Je lui en voulus beaucoup, sur le moment, mais mes colères ne durent jamais longtemps et lorsque, en compagnie de deux caporaux, je fus chargé d'escorter la caisse jusqu'au petit cimetière militaire de P., je n'y pensais plus.

A Reading, un bombardement venait d'endommager la voie ferrée et nous eûmes à attendre plusieurs heures. Je déposai la caisse à la consigne et, dûment pourvus d'un récépissé, nous allâmes faire un tour en ville. La ville de Reading n'était pas drôle et, pour lutter contre cette atmosphère déprimante, nous dûmes boire un peu plus qu'il ne convenait, si bien qu'en revenant à la gare nous n'étions pas en état de porter la caisse. Je fis appel à deux porteurs, leur confiai le récépissé et leur demandai de placer la caisse dans le fourgon à bagages. Arrivés à destination, dans un black-out complet et n'ayant que trois minutes pour récupérer notre copain, nous nous ruâmes dans le fourgon et eûmes tout juste le temps de nous emparer de la caisse alors que le train commençait déjà à s'ébranler. Après un nouveau parcours d'une heure dans un camion, nous pûmes enfin déposer notre charge au poste de garde du cimetière, l'abandonnant là pour la nuit, avec le drapeau qui devait servir à la cérémonie. Le lendemain matin, en arrivant au poste, nous trouvâmes un sous-officier anglais ahuri qui nous regardait avec des yeux tout ronds. En arrangeant le drapeau tricolore sur la caisse, il s'était aperçu que celle-ci portait en lettres noires le slogan publicitaire d'une marque de bière fort connue e Guiness is good for you. Je ne sais si ce furent les porteurs, énervés par le bombardement, ou nous-mêmes, dans le black-out, mais une chose au moins était claire: quelqu'un, quelque part, s'était trompé de caisse. Nous étions naturellement très ennuyés, d'autant plus que l'aumônier attendait déjà, ainsi que six soldats alignés au bord de la fosse pour la salve d'honneur. Finalement, soucieux avant tout de ne pas nous exposer à l'accusation de légèreté que nos alliés britanniques n'étaient que trop encilns à formuler contre les Français Libres, nous décidâmes qu'il était trop tard pour reculer et que le prestige de l'uniforme était en jeu. Je regardai fixement le sergent anglais dans les yeux, celui-ci fit de la tête un signe bref pour indiquer qu'il comprenait parfaitement et, replaçant bien vite le drapeau sur la caisse, nous la portâmes sur nos épaules au cimetière et procédâmes à la mise en terre. L'aumônier dit quelques mots, nous nous mîmes au garde-à-vous en saluant, la salve fut tirée dans le ciel bleu et je fus pris d'une telle rage contre ce lâcheur qui avait cédé à l'ennemi, qui avait manqué de fraternité et s'était dérobé à notre dur compagnonnage que mes poings se serrèrent et qu'une injure me monta aux lèvres cependant que ma gorge se nouait.

Nous ne sûmes jamais ce qu'était devenue l'autre caisse, la bonne. Toutes sortes d'hypothèses intéressantes me viennent parfois à l'esprit.

CHAPITRE XXXVI

Je fus enfin envoyé à l'entraînement à Andover, avec l'escadrille de bombardement qui se préparait à partir pour l'Afrique sous le commandement d'Astier de Villatte. Au-dessus de nos têtes se déroulaient alors les combats historiques où la jeunesse anglaise opposait à un ennemi acharné une vaillance souriante et changeait le sort du monde. Ils étaient quelques-uns. Il y avait des Français parmi eux: Bouquillard, Mouchotte, Biaise… Je n'étais pas du nombre. J'errais dans la campagne ensoleillée, les yeux rivés au ciel. Parfois un jeune Anglais se posait sur le terrain dans son Hurricane criblé de balles, refaisait le plein d'essence et de munitions et repartait au combat. Ils portaient tous autour du cou des écharpes multicolores et je me mis, moi aussi, à porter une écharpe autour du cou. Ce fut ma seule contribution à la bataille d'Angleterre. J'essayais de ne pas penser à ma mère et à tout ce que je lui avais promis. Je fus pris aussi, pour l'Angleterre, d'une amitié et d'une estime dont aucun de ceux qui ont eu l'honneur de fouler son sol en juillet 40 ne se départira jamais.

L'entraînement fini, nous eûmes droit à quatre jours de permission à Londres avant de nous embarquer pour l'Afrique. Ici se situe un épisode d'une stupidité sans pareille, même dans ma vie de champion. Le deuxième jour de ma permission, au cours d'un bombardement particulièrement violent, je me trouvais en compagnie d'une jeune poétesse de Chelsea au Wellington, où tous les aviateurs alliés se donnaient rendez-vous. Ma poétesse se révéla une grosse déception, ne faisant que parler sans arrêt, et parler de T. S. Elliott, d'Ezra Pound et d'Auden par-dessus le marché, tournant vers moi un beau regard bleu littéralement pétillant d'imbécillité. Je n'en pouvais plus et la haïssais de tout mon cœur. De temps en temps, je l'embrassais tendrement sur la bouche pour la faire taire, mais comme mon nez endommagé était toujours bloqué, j'étais obligé au bout d'une minute de lâcher ses lèvres pour respirer – et déjà, elle se relançait sur E. Cummings et Walt Whitman. Je me demandais si je n'allais pas simuler une crise d'épilepsie, ce que je fais toujours dans des circonstances pareilles, mais j'étais en uniforme et c'était un peu gênant; je me contentai donc de lui caresser doucement les lèvres du bout des doigts, pour tenter d'interrompre le flot de paroles, cependant que, par un regard expressif, je l'invitai à un silence tendre et langoureux, au seul langage de l'âme. Mais il n'y avait rien à faire. Elle immobilisait mes doigts dans les siens et repartait dans une dissertation sur le symbolisme de Joyce. Je compris brusquement que mon dernier quart d'heure allait être un quart d'heure littéraire. L'ennui par la conversation et la bêtise par l'intellect sont quelque chose que je n'ai jamais pu supporter et je commençais à sentir les gouttes de sueur couler de mon front, cependant que mon regard halluciné se fixait sur ce sphincter buccal qui ne cessait de s'ouvrir et de se refermer, s'ouvrir et se refermer, et que je me jetais encore une fois sur cet organe avec l'énergie du désespoir, en essayant en vain de l'immobiliser sous mes baisers. Ce fut donc avec un immense soulagement que je vis un bel officier aviateur polonais de l'armée Anders s'approcher de notre table et, s'inclinant devant la jeune personne, l'inviter à danser. Bien que le code en vigueur interdît d'inviter ainsi une femme accompagnée, je lui souris avec reconnaissance et m'écroulai sur la banquette, vidant deux verres coup sur coup, puis je fis des gestes désespérés à la serveuse, décidé à payer l'addition et à m'esquiver discrètement dans la nuit. J'étais en train de gesticuler comme un noyé pour appeler l'attention de la serveuse, lorsque la petite Êzra Pound revint à ma table et se mit aussitôt à me parler d'E.Cummings et de la revue Horizon dont elle admirait immensément le rédacteur en chef. Poli comme toujours, je m'écroulai cette fois sur la table, la tête dans les mains, me bouchant les oreilles et résolu à ne pas entendre un mot de ce qu'elle disait. Là-dessus, un deuxième officier polonais se présenta. Je lui souris d'un air engageant: avec un peu de chance, la petite Ezra Pound allait peut-être trouver avec lui d'autres points de contact que la littérature, et j'en serais débarrassé. Mais pas du tout! A peine partie, aussitôt revenue. Comme je me levais pour l'accueillir, avec ma vieille galanterie française, un troisième officier polonais se présenta. Je m'aperçus brusquement que l'on me regardait. Je m'aperçus également qu'il s'agissait d'une action entièrement préméditée et que l'intention et toute l'attitude des trois officiers polonais étaient nettement insultantes et blessantes à mon égard. Ils ne laissaient même pas à ma partenaire le temps de s'asseoir, mais la prenaient l'un après l'autre par le bras en me jetant des regards ironiques et méprisants. Ainsi que je l'ai dit, le Wellington était bourré d'officiers alliés, anglais, canadiens, norvégiens, hollandais, tchèques, polonais, australiens, et on commençait à rire à mes dépens, d'autant plus que mes tendres baisers n'étaient pas passés inaperçus: on me prenait ma fille et je ne me défendais pas. Mon sang ne fit qu'un bond: le prestige de l'uniforme était en jeu. Je me trouvai ainsi dans la situation absurde d'avoir à me battre pour garder une fille dont je mourais depuis des heures d'envie d'être débarrassé. Mais je n'avais pas le choix. L'imbécillité d'une telle situation pouvait bien être complète, je n'avais pas le droit de me dérober. Je me levai donc en souriant et après avoir prononcé, à très haute voix et en anglais, les quelques mots bien sentis qui étaient attendus de moi, je commençai par envoyer mon verre de whisky dans la figure du premier lieutenant, une claque du revers de la main dans la figure du second, après quoi, je m'assis, l'honneur sauf et ma mère me regardant avec satisfaction et fierté. Je croyais en avoir fini. Erreur! Le troisième Polonais, celui auquel je n'avais rien fait parce que je n'avais pas de membre disponible, se considéra comme insulté. Alors qu'on essayait de nous séparer, il se répandit en injures contre l'aviation française et dénonça à haute voix la façon dont la France avait traité l'héroïque aviation polonaise. J'eus pour lui un bref élan de sympathie. Après tout, moi aussi j'étais un peu polonais, sinon par le sang, du moins par les années que j'avais vécues dans son pays – j'avais même détenu un passeport polonais pendant quelque temps. Je faillis lui serrer la main, au lieu de quoi, tenu par le code d'honneur, et ne pouvant dégager mes bras immobilisés, l'un par un Australien et l'autre par un Norvégien, je lui portai un coup de tête très réussi dans le visage. Car enfin, qui étais-je, moi, pour aller contre les traditions du code d'honneur polonais? Il parut satisfait et s'écroula. Je pensais en avoir fini. Erreur! Ses deux camarades m'invitèrent à les suivre dehors. J'acceptai avec joie – je me croyais débarrassé de la petite Ezra Pound. Erreur encore/ La petite, sentant avec un instinct infaillible qu'elle était en pleine «expérience vécue», s'accrocha résolument à mon bras. On se retrouva dehors, tous les cinq, dans le black-out. Les bombes pleuvaient dur. Les ambulances passaient avec leurs clochettes doucereuses, écœurantes.