Je ne sais comment elle s'y est prise, mais j'ai vu brusquement venir vers moi, sortant me semblait-il de nulle part, un brave caporal polonais. Nous lui sautâmes au cou: c'était le premier caporal que j'embrassais. Il nous apprit que le cargo britannique Oakrest, transportant un contingent de troupes polonaises d'Afrique du Nord, allait lever l'ancre à minuit. Il ajouta qu'il était descendu à terre pour acheter quelques provisions pour améliorer l'ordinaire. C'était du moins ce qu'il croyait: je savais, moi, quelle était la force qui l'avait poussé à quitter le bateau et qui avait guidé ses pas jusqu'au bec de gaz qui éclairait notre mélancolie. On voit que le tempérament artistique de ma mère, qui l'avait constamment et parfois si tragiquement menée à vouloir composer sans cesse notre avenir selon les canons de littérature édifiante, continuait à se manifester en moi de la même façon et, n'ayant pas encore fait à l'art ma soumission désabusée, je m'obstinais à deviner autour de moi, dans la vie même, quelque inspiration créatrice soucieuse d'ordonner notre destin selon un mode heureux.

Le caporal venait donc à point. Forsans lui emprunta sa vareuse, Daligot sa casquette; quant à moi, ayant simplement enlevé ma veste et donnant à mes compagnons d'une voix claironnante des ordres en polonais, nous n'eûmes aucune difficulté à traverser le cordon de gendarmes qui gardaient la grille du port et aussi la passerelle, et à monter à bord, aidés, il faut le dire, par les deux officiers polonais de service auxquels j'expliquai notre situation en quelques mots dramatiques bien envoyés, dans la belle langue de Mickiewicz:

– Mission spéciale de liaison. Winston Churchill. Capitaine de La Maison Rouge, Deuxième Bureau. Nous passâmes une nuit paisible en mer dans la soute à charbon, bercés par des rêves de gloire inouïe. Je fus malheureusement réveillé par le clairon juste comme j'allais effectuer mon entrée à Berlin sur un cheval blanc.

Le moral était plutôt bon et prenait même volontiers une forme déclamatoire: nos fidèles alliés anglais nous attendaient, les bras ouverts; levant ensemble nos épées et nos poings contre les dieux ennemis qui croyaient pouvoir faire de l'homme une condition de vaincu, nous allions, à la manière des plus antiques défenseurs du nom, marquer à jamais sur leurs visages de satrapes la balafre de notre dignité.

Nous arrivâmes à Gibraltar juste à temps pour assister au retour de la flotte britannique qui venait de couler noblement nos plus belles unités navales à Mers el-Kébir. On imagine ce que cette nouvelle signifiait pour nous: notre dernier espoir nous répondait par un coup bas.

Dans cet air étincelant et pur où l'Espagne reçoit l'Afrique, il me suffisait de lever les yeux pour voir au-dessus de moi la masse gigantesque de Totoche, le dieu de la bêtise: debout dans la rade, les jambes écartées, dans l'eau bleue qui lui venait à peine aux chevilles, la tête rejetée en arrière, se tenant le ventre, il emplissait le ciel, riant aux éclats – il avait, pour la circonstance, revêtu la casquette d'amiral anglais.

Je pensai ensuite à ma mère. Je l'imaginai, descendant dans la rue et allant casser les vitres du Consulat britannique à Nice, boulevard Victor-Hugo. Le chapeau de travers sur ses cheveux blancs, la cigarette aux lèvres, la canne à la main, elle invitait les passants à se joindre à elle et à manifester leur indignation.

Ne pouvant dans ces conditions accepter de demeurer plus longtemps à bord d'un bateau anglais et ayant remarqué dans la rade un aviso battant le pavillon tricolore, je me déshabillai et piquai une tête dans l'eau.

Mon désarroi était complet et ne sachant quelle décision prendre, à quel saint me vouer, c'est vers le pavillon national que je me jetai instinctivement. Pendant que je nageais, l'idée du suicide me vint pour la première fois à l'esprit. Mais je ne suis pas une nature soumise et ma joue gauche n'est à la disposition de personne. Je décidai donc d'entraîner avec moi dans l'au-delà l'amiral anglais qui avait mené à bien la tuerie de Mers el-Kébir. Le plus simple serait de lui demander audience à Gibraltar et de lui décharger mon revolver dans les médailles, après lui avoir fait mon compliment. Je me laisserais ensuite fusiller avec bonne humeur: le peloton d'exécution n'était pas pour me déplaire. Il me paraissait aller fort bien avec mon genre de beauté.

Il y avait deux kilomètres à parcourir, et la fraîcheur de l'eau aidant, je me calmai un peu. Après tout, je n'allais pas me battre pour l'Angleterre. Le coup bas qu'elle nous avait porté était inexcusable, mais il prouvait au moins qu'elle avait la volonté bien arrêtée de continuer la guerre. Je décidai qu'il n'y avait pas lieu de changer mes plans et que je devais me rendre en Angleterre, malgré les Anglais. J'étais cependant déjà à deux cents mètres du bateau français et j'avais besoin de souffler un peu avant de refaire les deux kilomètres en sens inverse.

Je crachai donc en l'air – je nage toujours sur le dos – et m'étant ainsi débarrassé de l'amiral britannique, Lord de Mers el-Kébir, je continuai à faire route vers l'aviso. Je nageai jusqu'à l'échelle et grimpai à bord. Un sergent aviateur était assis sur le pont et épluchait des patates. Il me regarda sortir tout nu de l'eau sans manifester la moindre surprise. Lorsqu'on a vu la France perdre la guerre et la Grande-Bretagne couler la flotte de son alliée, rien ne doit plus vous surprendre.

– Ça va? me demanda-t-il poliment. Je lui expliquai ma situation et appris à mon tour que l'aviso se rendait en Angleterre, avec douze sergents aviateurs à bord, rejoignant le général de Gaulle. Nous fûmes d'accord pour condamner l'attitude de la flotte britannique et d'accord également pour en tirer la conclusion que les Anglais allaient continuer la guerre et refuser de signer l'armistice avec les Allemands, ce qui était, après tout, la seule chose qui comptait.

Le sergent Caneppa – le lieutenant-colonel Caneppa, Compagnon de la Libération, Commandeur de la Légion d'honneur, douze fois cité, devait tomber au combat dix-huit ans plus tard, en Algérie, après s'être battu, sans interruption sur tous les fronts où la France a perdu son sang – le sergent Caneppa me proposa donc de rester à bord, pour m'éviter de naviguer sous pavillon britannique, se déclarant d'autant plus enchanté de ma présence que cela faisait une recrue de plus pour la corvée de patates. Je méditai avec la gravité qui convenait sur ce facteur nouveau et imprévu et décidai que, quelle que fût mon indignation contre les Anglais, je préférais effectuer la traversée sous leur pavillon plutôt que d'avoir à me livrer à des travaux ménagers, si contraires à ma nature inspirée. Je lui fis donc un petit geste amical et me replongeai dans les flots.

Le voyage de Gibraltar à Glasgow dura dix-sept jours et je découvris que le bateau transportait d'autres «déserteurs» français. Nous fîmes connaissance. Il y avait là Chatoux, abattu depuis au-dessus de la mer du Nord; Gentil, qui devait tomber avec son Hurricane dans un combat à un contre dix; Loustreau, tombé en Crète; les deux frères Langer, dont le cadet fut mon pilote, avant d'être tué par la foudre en plein vol, dans le ciel africain, et dont l'aîné vit toujours; Mylski-Latour, qui devait changer son nom en Latour-Prendsgarde, et qui devait tomber avec son Beaufighter, je crois, au large de la Norvège; il y avait le Marseillais Rabinovitch, dit Olive, tué à l'entraînement; Charnac, qui a sauté avec ses bombes sur la Ruhr; Stone, l'imperturbable, qui vole toujours; d'autres encore, aux noms plus ou moins fictifs, inventés pour protéger leurs familles restées en France, ou simplement pour tourner la page sur le passé, mais parmi tous les insoumis présents à bord de Oakrest, il y en avait un, surtout, dont le nom ne cessera jamais de répondre dans mon cœur à toutes les questions, à tous les doutes et à tous les découragements.

Il s'appelait Bouquillard et, à trente-cinq ans, était de loin notre aîné. Plutôt petit, un peu voûté, coiffé d'un éternel béret, avec des yeux bruns dans un long visage amical, son calme et sa douceur cachaient une de ces flammes qui font parfois de la France l'endroit du monde le mieux éclairé.

Il devint le premier «as» français de la bataille d'Angleterre, avant de tomber après sa sixième victoire, et vingt pilotes debout dans la salle d'opérations, les yeux rivés à la gueule noire du haut-parleur, l'entendirent chanter jusqu'à l'explosion finale le grand refrain français, et alors que je griffonne ces lignes, face à l'Océan, dont le tumulte a couvert tant d'autres appels, tant d'autres défis, voilà que le chant monte tout seul à mes lèvres et que j'essaye de faire renaître ainsi un passé, une voix, un ami, et le voilà qui se lève à nouveau vivant et souriant à côté de moi et il me faut toute la solitude de Big Sur pour lui faire de la place.

Il n'a pas sa rue à Paris, mais pour moi toutes les rues de France portent son nom.

CHAPITRE XXXV

A Glasgow, nous fûmes accueillis aux accents des bagpipes d'un régiment écossais qui défila devant nous en tenue de gala écarlate. Ma mère aimait beaucoup les marches militaires, mais l'horreur de Mers el-Kébir ne nous avait pas encore quittés et, tournant le dos à la clique qui paradait dans les allées du parc qui nous servait de cantonnement, tous les aviateurs français rentrèrent silencieusement sous leurs tentes, cependant que les braves Écossais, piqués au vif et plus écarlates que jamais, continuaient avec une obstination toute britannique à faire retentir les allées vides de leurs accents entraînants. De cinquante aviateurs que nous étions là, trois seulement étaient encore vivants à la fin de la guerre. Au cours des durs mois qui suivirent, éparpillés dans le ciel anglais, le ciel français, le ciel russe, ciel africain, ils abattirent entre eux plus de cent cinquante avions ennemis, avant de tomber à leur tour. Mouchotte, cinq victoires, Castelain, neuf victoires, Marquis, douze victoires, Léon, dix victoires, Poznanski, cinq victoires, Daligot… A quoi bon murmurer ces noms qui ne disent plus rien à personne? A quoi bon aussi, puisqu'ils ne m'ont jamais vraiment quitté. Tout ce qui reste en moi de vivant leur appartient. Il me semble parfois que je ne continue moi-même à vivre que par politesse, et que si je laisse encore battre mon cœur c'est uniquement parce que j'ai toujours aimé les bêtes.

Ce fut peu après mon arrivée à Glasgow que ma mère m'empêcha de faire une bêtise irréparable et dont j'aurais pu porter les stigmates et le remords toute ma vie. On se souvient dans quelles conditions j'avais été privé de mon galon de sous-lieutenant, à ma sortie de l'École de l'Air d'Avord. La plaie de cette injustice était encore fraîche et douloureuse dans mon cœur. Or, rien n'était plus facile à présent que de la réparer moi-même. Je n'avais qu'à me coudre un galon de sous-lieutenant sur les manches, et ça y était. Après tout, j'y avais droit et je n'en avais été spolié que par la mauvaise foi de quelques salopards. Pourquoi ne pas me rendre cette justice?