CHAPITRE XXXVII

A bord de l'Arundel Castle, il y avait une centaine de jeunes Anglaises de bonne famille, toutes engagées volontaires dans le corps féminin de conductrices, et les quinze jours de traversée, dans le black-out rigoureux observé à bord, nous firent la meilleure impression. Comment le bateau n'a pas pris feu, je me le demande encore.

Un soir, j'étais sorti sur le pont et, accoudé au bastingage, je regardais le sillage phosphorescent du navire, lorsque j'entendis quelqu'un venir vers moi à pas de loup et une main saisit la mienne. Mes yeux habitués à l'obscurité avaient à peine eu le temps de reconnaître la silhouette de l'adjudant-chef de discipline de notre formation, que déjà il portait ma main à ses lèvres et la couvrait de baisers. Apparemment, il avait rendez-vous à l'endroit où je me trouvais avec une charmante conductrice, mais, sortant du salon bien éclairé pour se trouver soudain dans le noir, il avait été victime d'une erreur tout à fait excusable. Je le laissai faire un instant avec indulgence – c'était très curieux de voir un adjudant-chef de discipline en action – mais comme ses lèvres arrivaient à la hauteur de mon aisselle, je crus bon de le mettre tout de même au courant et, de ma plus belle voix de basse, je lui dis: – Je ne suis pas du tout celle que vous croyez. Il poussa un hurlement de bête blessée et se mit à cracher, ce que je trouvai peu gracieux. Pendant plusieurs jours, il devenait écarlate chaque fois qu'il me croisait sur le pont et alors que je lui faisais les plus aimables sourires. La vie était jeune, alors, et bien que nous soyons aujourd'hui morts, pour la plupart – Roque tombé en Egypte, La Maison-Neuve disparu en mer, Castelain tué en Russie, Crouzet tué dans le Gabon, Goumenc en Crète, Caneppa tombé en Algérie, Maltcharski tué en Libye, Delaroche tombé à El Fâcher avec Flury-Hérard et Coguen, Saint-Péreuse toujours vivant, mais avec une jambe en moins, Sandre tombé en Afrique, Grasset tombé à Tobrouk, Perbost tué en Libye, Clariond disparu dans le désert – bien que nous soyons aujourd'hui presque tous morts, notre gaieté demeure et nous nous retrouvons souvent tous vivants dans le regard des jeunes gens autour de nous. La vie est jeune. En vieillissant, elle se fait durée, elle se fait temps, elle se fait adieu. Elle vous a tout pris, et elle n'a plus rien à vous donner. Je vais souvent dans les endroits fréquentés par la jeunesse pour essayer de retrouver ce que j'ai perdu. Parfois, je reconnais le visage d'un camarade tué à vingt ans. Souvent, ce sont les mêmes gestes, le même rire, les mêmes yeux. Quelque chose, toujours, demeure. Il m'arrive alors de croire presque – presque – qu'il est resté en moi quelque chose de celui que j'étais il y a vingt ans, que je n'ai pas entièrement disparu. Je me redresse alors un peu, je saisis mon fleuret, je vais à pas énergiques dans le jardin, je regarde le ciel et je croise le fer. Parfois, aussi, je monte sur ma colline et je jongle avec trois, quatre balles, pour leur montrer que je n'ai pas encore perdu la main et qu'ils doivent encore compter avec moi. Leur? Ils? Je sais que personne ne me regarde, mais j'ai besoin de me prouver que je suis encore capable le naïveté. La vérité est que j'ai été vaincu, mais j'ai été seulement vaincu et on ne m'a rien appris. Ni la sagesse ni la résignation. Je m'étends au soleil sur le sable de Big Sur et je sens dans tout mon corps la jeunesse et le courage de tous ceux qui viendront après moi et je les attends avec confiance, en regardant les phoques et les baleines qui passent par centaines, en cette saison, avec leurs jets d'eau, et j'écoute l'Océan; je ferme les yeux, je souris et je sais que nous sommes tous là, prêts à recommencer. Ma mère venait me tenir compagnie presque chaque soir sur le pont et nous nous accoudions ensemble au bastingage, en regardant ce sillon tout blanc d'où poussaient la nuit et les étoiles. La nuit avait une façon de jailllir du sillage phosphorescent pour monter au ciel et y éclater en rameaux d'étoiles qui nous tenaient penchés sur les vagues jusqu'aux premières lueurs de l'aube; à l'approche de l'Afrique, l'aube balayait l'Océan d'un seul coup d'un bout à l'autre et le ciel était là, soudain, dans toute sa clarté, alors que mon cœur battait encore au rythme de la nuit et que mes yeux croyaient encore aux ténèbres. Mais je suis un vieux mangeur d'étoiles et c'est à la nuit que je me confie le plus aisément. Ma mère fumait toujours autant et, à plusieurs reprises, alors que nous étions ainsi accoudés au bord de la nuit, je fus sur le point de lui rappeler qu'il y avait le black-out et qu'il était défendu de fumer sur le pont, à cause des sous-marins. Et puis je souriais un peu de ma naïveté, car j'aurais dû savoir qu'aussi longtemps qu'elle resterait ainsi à côté de moi, sous-marins ou pas, il ne pouvait rien nous arriver.

– Tu n'as plus rien écrit depuis des mois, me disait-elle avec reproche.

– Il y a la guerre, non?

– Ce n'est pas une raison. Il faut écrire. Elle soupirait.

– J'ai toujours voulu être une grande artiste. Mon cœur se serrait.

– T'en fais pas, maman, lui disais-je. Tu seras une grande artiste, tu seras célèbre. Je m'arrangerai.

Elle se taisait un peu. Je voyais presque sa silhouette, la trace de ses cheveux blancs, la pointe rouge de sa gauloise. Je l'inventais autour de moi avec tout l'amour et toute la fidélité dont j'étais capable.

– Tu sais, je dois te faire un aveu. Je ne t'ai pas dit la vérité.

– La vérité sur quoi?

– Je n'ai pas vraiment été une grande actrice, une tragédienne. Ce n'est pas tout à fait exact. J'ai fait du théâtre, c'est vrai. Mais ça n'est jamais allé très loin.

– Je sais, lui disais-je, doucement. Tu seras une grande artiste, je te le promets. Tes œuvres seront traduites dans toutes les langues du monde.

– Mais tu ne travailles pas, me disait-elle, tristement. Comment veux-tu que cela arrive, si tu ne fais rien?

Je me mis à travailler. Il était difficile, sur le pont d'un bateau en pleine guerre, ou dans une minuscule cabine partagée avec deux camarades, de s'atteler à une œuvre de longue haleine, aussi décidai-je d'écrire quatre ou cinq nouvelles, dont chacune célébrerait le courage des hommes dans leur lutte contre l'injustice et l'oppression. Une fois les nouvelles terminées, je les intégrerais dans le corps d'un vaste récit, une sorte de fresque de la Résistance et de notre refus de soumission, en faisant raconter ces histoires par un des personnages du roman, suivant la vieille méthode des conteurs picaresques. Ainsi, si j'étais tué avant d'avoir achevé tout le livre, du moins laisserais-je derrière moi quelques nouvelles, toutes ancrées sur le thème même de ma vie, et ma mère verrait que, comme elle, j'avais essayé de mon mieux. C'est ainsi que la première nouvelle de mon roman Éducation Européenne fut écrite à bord du navire qui nous emportait vers les combats du ciel africain. Je l'ai lue immédiatement à ma mère, sur le pont, dans les premiers murmures de l'aube. Elle parut contente.

– Tolstoï! me dit-elle, très simplement. Gorki! Et puis, par courtoisie envers mon pays, elle ajouta:

– Prosper Mérimée!

Elle me parlait, au cours de ces nuits, avec plus d'abandon et plus de confiance qu'au cours de nos nuits passées. Peut-être parce qu'elle s'imaginait que je n'étais plus un enfant. Peut-être simplement parce que la mer et le ciel aidaient aux confidences et que rien ne paraissait laisser de trace autour de nous, sauf le sillage blanc, lui-même éphémère dans le silence. Peut-être aussi parce que je partais me battre pour elle et qu'elle voulait donner une force nouvelle à ce bras sur lequel elle n'avait même pas eu encore le temps de s'appuyer. Penché sur les vagues, je puisais dans le passé à mains pleines: des bouts de phrases jadis échangées, des propos mille fois entendus, des attitudes et des gestes qui sont restés dans mes yeux, les thèmes essentiels qui couraient à travers sa vie comme des fils de lumière qu'elle aurait tissés elle-même et auxquels elle n'avait jamais cessé de s'accrocher.

– La France est ce qu'il y a de plus beau au monde, disait-elle avec son vieux sourire naïf. C'est pour cela que je veux que tu sois un Français.

– Eh bien, ça y est, maintenant, non? Elle se taisait. Puis elle soupirait un peu.

– Il faudra que tu te battes beaucoup, dit-elle.

– J'ai été blessé à la jambe, lui rappelai-je. Tiens, tu peux toucher.

J'avançais la jambe avec le petit bout de plomb dans la cuisse. J'ai toujours refusé de me laisser enlever ce bout de plomb. Elle y tenait beaucoup.

– Fais attention, tout de même, me demandait-elle.

– Je ferai attention.

Souvent, au cours des missions qui précédèrent le débarquement, alors que les éclats et le souffle des explosions faisaient contre la carcasse de l'avion un bruit de ressac, je pensais aux paroles de ma mère «Fais attention!» et je ne pouvais m'empêcher de sourire un peu.

– Qu'est-ce que tu as fait avec ta licence en droit?

– Tu veux dire avec le diplôme?

– Oui. Tu ne l'as pas perdu?

– Non. Il est quelque part dans ma valise. Je savais bien ce qu'elle avait à l'esprit. La mer dormait autour de nous et le bateau suivait ses soupirs. On entendait le sourd battement des machines. J'avoue franchement que je craignais un peu l'entrée de ma mère dans le monde diplomatique dont cette fameuse licence en droit devait, selon elle, m'ouvrir un jour les portes. Il y avait dix ans, maintenant, qu'elle astiquait soigneusement tous les mois notre vieille argenterie impériale, en prévision du jour où il me faudrait «recevoir». Je ne connaissais guère d'ambassadeurs et encore moins d'ambassadrices, et je les imaginais alors toutes comme l'incarnation même du tact, du savoir-vivre, de la discrétion et de la tenue. A la lumière d'une expérience de quinze ans, je suis revenu depuis, là aussi, à une conception plus humaine des choses. Mais je me faisais à l'époque, de la Carrière, une idée très exaltée. Je n'étais donc pas sans appréhension, me demandant si ma mère n'allait pas me gêner un peu dans l'exercice de mes fonctions. Dieu me garde, je ne lui ai jamais fait part de mes doutes à haute voix, mais elle avait appris à lire mes silences.

– Ne t'en fais pas, m'assura-t-elle. Je sais recevoir.

– Écoute, maman, il ne s'agit pas de ça…

– Si tu as honte de ta mère, tu n'as qu'à le dire.

– Maman, je t'en prie…

– Mais il faudra beaucoup d'argent. Il faut que le père d'Ilona lui donne une bonne dot… Tu n'es pas n'importe qui. Je vais aller le voir. On va parler, je sais bien que tu aimes Ilona, mais il ne faut pas perdre la tête. Je lui dirai: «Voilà ce que nous avons, voilà ce que nous donnons. Et vous, qu'est-ce que vous nous donnez?»