– Bon, et maintenant? demandai-je.

– Duel! dit l'un des trois lieutenants.

– Rien à faire, leur dis-je. Le public, il y en a plus. Black-out partout. Y a pas galerie. Plus la peine de faire des gestes. Comprenez, petits cons?

– Tous les Français sont des poltrons, dit un autre lieutenant polonais.

– Bon, duel, dis-je.

J'allais leur proposer de régler l'affaire au Hyde Park. Avec tout le bruit des canons anti-aériens dont le parc était hérissé, nos petits coups de feu passeraient inaperçus et on pouvait laisser là un cadavre dans le noir sans être inquiété. Je ne tenais absolument pas à m'exposer à des sanctions disciplinaires pour une histoire de Polonais saouls. D'un autre côté, dans les ténèbres, je risquais de mal viser et, bien que j'eusse quelque peu négligé le tir au pistolet, ces dernières années, les leçons du lieutenant Sverdlovski n'avaient pas été encore complètement oubliées, et j'étais sûr, dans un endroit civilisé, de pouvoir faire honneur à ma cible.

– Où duel? demandai-je.

Je me gardais bien de leur parler polonais. Cela risquait de jeter de la confusion dans la situation. Ils aspiraient à se venger de la France en ma personne, et je n'allais pas leur créer des conditions psychologiques difficiles.

– Où duel? demandai-je. Ils se consultèrent.

– Au Regent's Park Hôtel, décidèrent-ils enfin.

– Sur le toit?

– Non. Dans une chambre. Duel au pistolet à cinq mètres .

Je me dis que dans les grands palaces de Londres on ne laissait pas en général les filles monter dans une chambre avec quatre hommes et je vis une occasion inespérée de me débarrasser de la petite Ezra Pound. Elle s'accrochait à mon bras: un duel au pistolet à cinq mètres -ça, c'était de la littérature! Elle miaulait d'excitation comme une chatte. Nous montâmes dans un taxi, après une longue discussion courtoise pour savoir qui monterait le premier, et passâmes au Club de la R.A.F. où les Polonais étaient descendus, pour prendre leurs revolvers de service. Moi, je n'avais que mon 6,35 que je portais toujours sous le bras. Nous nous fîmes ensuite conduire au Régent. Comme la petite Ezra Pound insistait pour monter, nous dûmes faire caisse commune et louer un appartement avec salon. Avant de monter, un des lieutenants polonais leva un doigt.

– Témoin! dit-il.

Je regardai autour de moi, à la recherche d'un uniforme français. Il n'y en avait pas. Le hall de l'hôtel était bourré de civils, la plupart en pyjamas, qui n'osaient pas demeurer dans leurs chambres sous le bombardement et se tenaient dans le foyer, emmitouflés dans leurs foulards et leurs robes de chambre, pendant que les bombes faisaient trembler les murs. Un capitaine anglais, le monocle à l'œil, était en train de remplir une fiche à la réception. J'allai à lui.

– Monsieur, lui dis-je. J'ai un duel sur les bras, chambre 520, au cinquième étage. Voulez-vous être mon témoin?

Il sourit avec lassitude.

– Ces Français! dit-il. Merci, mais je ne suis pas du tout voyeur.

– Monsieur, lui dis-je. Ce n'est pas du tout ce que vous croyez. Un vrai duel. A cinq mètres, au pistolet, avec trois patriotes polonais. Je suis moi-même un peu un patriote polonais et comme l'honneur de la France est en jeu, je n'ai pas le droit de me dérober.

Vous comprenez?

– Parfaitement, dit-il. Le monde est plein de patriotes polonais. Malheureusement, il y en a qui sont allemands, français, ou anglais. Ça fait des guerres. Malheureusement aussi, je ne puis, Monsieur, vous assister. Vous voyez cette jeune personne, là-bas?

Elle était assise sur une banquette, blonde et tout, exactement ce qu'il faut pour un permissionnaire. Le capitaine ajusta son monocle et soupira.

– J'ai mis cinq heures à la décider. J'ai dû danser trois heures, dépenser beaucoup d'argent, briller, supplier, murmurer tendrement dans le taxi, et finalement, elle a dit oui. Je ne peux pas maintenant aller lui expliquer que je dois servir de témoin dans un duel avant de monter. D'ailleurs, je n'ai plus vingt ans, il est deux heures du matin, j'ai dû lutter cinq heures pour la convaincre et maintenant, je suis complètement claqué. Je n'en ai plus aucune envie, mais je suis moi aussi un peu un patriote polonais, et je n'ai pas le droit de me dérober. Je tremble à l'idée de ce que ça va donner. Bref, Monsieur, cherchez-vous un autre témoin: j'ai moi-même un duel sur les bras. Demandez au portier.

Je jetai un nouveau coup d'œil à la ronde. Parmi les personnes assises sur les banquettes circulaires, au centre, il y avait un monsieur en pyjama, pardessus, pantoufles, chapeau, foulard et nez triste, qui joignait les mains et levait les yeux au ciel chaque fois qu'une bombe un peu trop proche faisait mine de lui tomber dessus. Nous avions droit, cette nuit-là, à un bombardement soigné. Les murs oscillaient. Les fenêtres éclataient. Des objets tombaient. J'observai le monsieur attentivement. Je sais d'instinct reconnaître les gens auxquels la vue d'un uniforme inspire une frousse intense et respectueuse. Ils n'ont rien à refuser à l'autorité. J'allai tout droit à lui et lui expliquai que des raisons impérieuses exigeaient sa présence comme témoin dans un duel au pistolet qui allait avoir lieu au cinquième étage de l'hôtel. Il me jeta un regard apeuré et suppliant, mais devant mon air vache et galonné, se leva en soupirant. Il trouva même une phrase de circonstance:

– Je suis heureux de contribuer à l'effort de guerre des Alliés, dit-il.

Nous montâmes à pied: les ascenseurs ne fonctionnaient pas pendant l'alerte. Les plantes anémiques dans leurs pots tremblaient à chaque palier. La petite Ezra Pound, suspendue à mon bras, était en proie à une excitation littéraire répugnante et murmurait, en levant vers moi des yeux mouillés:

– Vous allez tuer un homme! Je sens que vous allez tuer un homme!

Mon témoin s'appuyait contre le mur à chaque sifflement de bombe. Les trois Polonais étaient antisémites et ils considéraient mon choix de témoin comme une insulte supplémentaire. Le brave homme continua cependant à monter l'escalier comme on descend aux enfers, en fermant les yeux et murmurant des prières. Les étages supérieurs étaient complètement vides, abandonnés par leurs habitants, et je dis aux patriotes polonais que le couloir me paraissait offrir un terrain idéal pour la rencontre. J'exigeai également qu'on augmentât la distance à dix pas. Ils se déclarèrent d'accord et commencèrent à mesurer le terrain. Je ne tenais pas à recevoir la moindre égratignure, dans cette histoire, mais je ne voulais pas non plus risquer de tuer mon adversaire, ni le blesser trop sérieusement, afin de ne pas m'attirer d'ennuis. Un cadavre dans un hôtel finit toujours par se faire remarquer, et un blessé grave ne peut pas descendre l'escalier par ses propres moyens. D'autre part, connaissant l'honneur polonais – honor polski – j'exigeai l'assurance de ne pas avoir à me battre, tour à tour, avec chacun des patriotes, si le premier était mis hors de combat. Je dois ajouter encore un mot: pendant toute la durée de cet incident ma mère ne manifesta pas la moindre opposition. Elle devait être heureuse de sentir que je faisais enfin quelque chose pour la France. Et le duel au pistolet à dix pas était tout à fait dans ses cordes. Elle savait bien que Pouchkine et Lermontov avaient tous les deux été tués dans un duel au pistolet, et ce n'était pas pour rien que, dès l'âge de huit ans, elle m'avait traîné chez le lieutenant Sverdlovski.

Je me préparai. Je dois avouer que je n'avais pas tout mon sang-froid, d'une part, parce que la petite Ezra Pound me mettait hors de moi, et ensuite parce que je craignais qu'une bombe, en tombant trop près au moment où j'allais tirer, ne fît trembler ma main, avec des conséquences fâcheuses pour ma cible.

Finalement, nous nous mîmes en position dans le couloir, je visai de mon mieux, mais les conditions n'étaient pas idéales, les explosions et les sifflements se succédaient autour de nous, et lorsque le directeur du combat, un des Polonais, profitant d'une accalmie, donna le signal, je touchai mon adversaire un peu plus sérieusement qu'il n'était sain pour moi. Nous l'installâmes confortablement dans l'appartement que nous avions loué, et la petite Ezra Pound s'improvisa immédiatement infirmière et sœur, en attendant mieux, le lieutenant n'ayant été après tout touché qu'à l'épaule. Après quoi, j'eus mon moment de triomphe. Je saluai mes adversaires, lesquels me rendirent mon salut en faisant claquer les talons à la prussienne et ensuite, dans mon meilleur polonais, avec le plus pur accent de Varsovie, je leur dis hautement et clairement ce que je pensais d'eux. L'expression d'idiotie qui se répandit sur leurs visages lorsque le flot d'insultes dans leur riche langue natale commença à se déverser sur eux fut un des plus beaux moments de ma carrière de patriote polonais et compensa largement l'irritation intense qu'ils m'avaient causée. Mais je n'en avais pas fini avec les surprises de la soirée. Mon témoin, qui avait disparu pendant l'échange des balles dans une des chambres vides, me suivit dans l'escalier, l'air radieux. Il paraissait avoir oublié sa frousse et les bombes, dehors. Avec un sourire qui s'élargissait sur sa figure au point de me faire craindre pour ses oreilles, il sortit de son portefeuille quatre beaux billets de cinq livres et essaya de me les fourrer dans la main. Comme je repoussais cette offrande avec dignité, il fit un geste vers l'appartement où j'avais laissé les trois Polonais et dit, en mauvais français:

– Tous des antisémites! Je suis polonais moi-même, je les connais! Prenez, prenez!

– Monsieur, lui dis-je, en polonais, comme il essayait de me glisser les billets dans la poche, Monsieur, mon honneur polonais, moj honor polski ne me permet pas d'accepter cet argent. Vive la Pologne, Monsieur, qui est une vieille alliée de mon pays!

Je vis sa bouche s'ouvrir démesurément, ses yeux exprimèrent cette incompréhension monumentale que j'aime tellement voir dans les yeux des humains, et je le laissai là, banknotes à la main, dégringolai, en sifflotant, l'escalier quatre à quatre, et de là dans la nuit.

Dès le lendemain matin, une voiture de police venait me cueillir à Odiham et, après quelques moments assez désagréables passés à Scotland Yard, je fus remis aux autorités françaises, à l'État-Major de l'amiral Muselier, où je fus interrogé amicalement par le lieutenant de vaisseau d'Angassac. Il avait été entendu entre nous que le lieutenant polonais allait quitter l'hôtel soutenu par ses camarades et jouant l'ivresse, mais la petite Ezra Pound n'avait pu résister à l'envie d'appeler une ambulance, et je me trouvais dans de beaux draps. Je fus aidé par le fait que le personnel navigant bien entraîné était alors très rare dans la France Libre et qu'on avait donc besoin de moi, et aussi, par l'imminence du départ de mon escadrille pour d'autres cieux, mais j'imagine que ma mère avait dû s'agiter aussi quelque peu, dans les coulisses, car je m'en tirai avec un blâme, ce qui n'a jamais cassé une jambe à personne, et m'embarquai, tout guilleret, quelques jours plus tard pour l'Afrique.