Je serrais ma tête entre mes mains. Je souriais, mais les larmes glissaient sur mes joues.

– Mais oui, maman, mais oui. Ce sera comme ça. Ce sera comme ça. Je ferai ce que tu voudras. Je serai ambassadeur. Je serai un grand poète. Je serai Guynemer. Mais laisse-moi le temps. Soigne-toi bien. Vois le médecin régulièrement.

– Je suis un vieux cheval. Je suis allée jusque-là, j'irai plus loin.

– Je me suis arrangé pour qu'on te fasse parvenir de l'insuline, par la Suisse. La meilleure insuline. Une fille à bord du bateau m'a promis de s'en occuper.

Mary Boyd m'avait promis de s'en occuper et bien que je ne l'eusse jamais revue depuis, pendant plusieurs années jusqu'à un an après la guerre l'insuline a continué à arriver de Suisse à l'Hôtel-Pension Mermonts. Je n'ai pu retrouver Mary Boyd depuis, pour la remercier. J'espère qu'elle est toujours en vie. J'espère qu'elle lira ces lignes.

J'essuyai ma figure et soupirai profondément. Rien n'était plus vide que le pont du bateau à côté de moi. L'aube était là, avec ses poissons volants. Et soudain, avec une clarté, une netteté incroyables, j'ai entendu le silence me dire à l'oreille:

– Dépêche-toi. Dépêche-toi.

Je demeurai un moment encore sur le pont, essayant de me calmer, ou peut-être cherchant l'adversaire. Mais l'adversaire ne se montrait pas. Il n'y avait que des Allemands. Je sentais le vide dans mes poings et, au-dessus de ma tête, tout ce qui était infini, éternel, inaccessible, entourait l'arène d'un milliard de sourires indifférents à notre plus vieux combat.

CHAPITRE XXXVIII

Ses premières lettres m'étaient parvenues peu après mon arrivée en Angleterre. Elles étaient acheminées clandestinement par la Suisse, d'où une amie de ma mère me les réexpédiait régulièrement. Aucune n'était datée. Jusqu'à mon retour à Nice, trois ans et six mois plus tard, jusqu'à la veille de mon retour à la maison, ces lettres sans date, hors du temps, devaient me suivre partout fidèlement. Pendant trois ans et demi, j'ai été soutenu ainsi par un souffle et une volonté plus grands que la mienne et ce cordon ombilical communiquait à mon sang la vaillance d'un cœur trempé mieux que celui qui m'animait. Il y avait une sorte de crescendo lyrique dans ces billets et ma mère paraissait tenir pour acquis que j'accomplissais des prodiges d'adresse dans ma démonstration d'invincibilité humaine, plus fort que Rastelli, le jongleur, plus superbe que Tilden, le tennisman, et plus valeureux que Guynemer. En vérité, mes exploits ne s'étaient pas encore matérialisés, mais je faisais de mon mieux pour me maintenir en forme. Je faisais tous les jours une demi-heure de culture physique, une demi-heure de course à pied et un quart d'heure de poids et haltères. Je continuais à jongler avec six balles et je ne désespérais pas de saisir la septième. Je continuais aussi à travailler à mon roman Éducation Européenne, et les quatre nouvelles qui devaient être incorporées dans le corps du récit étaient déjà terminées. Je croyais fermement qu'on pouvait, en littérature comme dans la vie, plier le monde à son inspiration et le restituer à sa vocation véritable, qui est celle d'un ouvrage bien fait et bien pensé. Je croyais à la beauté et donc à la justice. Le talent de ma mère me poussait à vouloir lui offrir le chef-d'œuvre d'art et de vie auquel elle avait tant rêvé pour moi, auquel elle avait si passionnément cru et travaillé. Que ce juste accomplissement lui fût refusé me paraissait impossible, parce qu'il me semblait exclu que la vie pût manquer à ce point d'art. Sa naïveté et son imagination, cette croyance au merveilleux qui lui faisaient voir dans un enfant perdu dans une province de la Pologne orientale, un futur grand écrivain français et un ambassadeur de France, continuaient à vivre en moi avec toute la force des belles histoires bien racontées. Je prenais encore la vie pour un genre littéraire.

Ma mère faisait, dans ses lettres, la description de mes prouesses, que je lisais, je l'avoue, avec un certain plaisir. «Mon fils glorieux et bien-aimé, m'écrivait-elle. Nous lisons avec admiration et gratitude les récits de tes exploits héroïques dans les journaux. Dans le ciel de Cologne, de Bremen, d'Hambourg, tes ailes déployées jettent la terreur dans le cœur des ennemis.» Je la connaissais bien et je comprenais fort bien ce qu'elle voulait dire. Pour elle, chaque fois qu'un avion de la R.A.F. bombardait un objectif, j'étais à bord. Dans chaque bombe, elle reconnaissait ma voix. J'étais présent sur tous les fronts et je faisais frémir l'adversaire. J'étais à la fois dans la chasse et dans le bombardement et, chaque fois qu'un avion allemand était abattu par l'aviation anglaise, elle m'attribuait tout naturellement cette victoire. Les allées du marché de la Buffa devaient retentir de l'écho de mes prouesses. Elle me connaissait, après tout. Elle savait bien que c'était moi qui avais gagné le championnat de Nice de ping-pong, en 1932.

«Mon fils adoré, tout Nice est fier de toi. Je suis allée voir tes professeurs du lycée et je les ai mis au courant. La radio de Londres nous parle du feu et des flammes que tu jettes sur l'Allemagne, mais ils font bien de ne pas citer ton nom. Cela pourrait me causer des ennuis.» Dans l'esprit de la vieille femme de l'Hôtel-Pension Mermonts, mon nom était dans chaque communiqué du front, dans chaque cri de rage d'Hitler. Assise dans sa petite chambre, elle écoutait la B.B.C. qui ne lui parlait que de moi, et je voyais presque son sourire émerveillé. Elle n'était pas du tout étonnée. C'était tout à fait ce qu'elle attendait de moi. Elle l'avait toujours su. Elle l'avait toujours dit. Elle avait toujours su qui j'étais.

Il n'y avait qu'un ennui, c'est que pendant tout ce temps-là je ne parvenais pas à croiser le fer avec l'ennemi. Dès mes premiers vols en Afrique le refus de me laisser tenir ma promesse me fut clairement signifié, et le ciel autour de moi redevint le court de tennis au Parc Impérial, où un jeune clown affolé dansait une gigue ridicule à la poursuite des balles insaisissables, sous l'œil d'un public réjoui.

A Kano, au Nigeria, notre avion fut pris dans une tempête de sable, toucha un arbre et alla au tapis, faisant un trou d'un mètre dans le sol; nous sortîmes de là hébétés mais indemnes, à la grande indignation du personnel de la R.A.F., car le matériel volant était alors rare et précieux, bien plus précieux que la vie de ces Français maladroits.

Le lendemain, prenant place à bord d'un autre avion et avec un autre pilote, je fis une nouvelle culbute lorsque notre Blenheim s'embarqua au décollage, se renversa et se mit à brûler, cependant que nous sortions à peine roussis des flammes.

Nous avions à présent trop d'équipages et pas assez d'avions. Me morfondant à Maïdaguri dans une oisiveté totale, coupée seulement de longs galops à cheval à travers la brousse désertique, je demandai et obtins d'aller faire quelques convoyages d'avions sur la grande route aérienne Côte de l'Or-Nigeria-Tchad-Soudan-Êgypte. Les avions arrivaient en caisse à Takoradi, où l'on procédait au montage, et étaient ensuite pilotés à travers toute l'Afrique vers les combats de Libye.

Je n'eus l'occasion de faire qu'un seul convoyage et encore mon Blenheim ne parvint-il jamais au Caire. Il alla s'écraser au nord de Lagos dans la brousse. J'étais à bord en passager, pour me familiariser avec le parcours. Mon pilote néo-zélandais et le navigateur furent tués. Je n'avais pas une égratignure, mais ça n'allait pas. Il y a quelque chose d'abominable dans la vue d'une tête écrasée, d'un visage enfoncé et troué et dans l'extraordinaire foisonnement de mouches dont la jungle sait soudain vous entourer. Et les hommes vous paraissent singulièrement grands, lorsqu'il faut leur creuser une demeure avec les mains. La rapidité des mouches à s'agglomérer et à luire au soleil de toutes les combinaisons que le bleu et le vert peuvent faire avec le beau rouge est aussi quelque chose d'assez effrayant. Au bout de quelques heures de cette intimité bourdonnante, mes nerfs commencèrent à me lâcher. Lorsque les avions qui nous cherchaient venaient tourner autour de moi, je gesticulais pour les chasser, confondant leur bourdonnement avec celui des insectes qui essayaient de se poser sur mes lèvres et sur mon front.

Je voyais ma mère. Elle penchait la tête de côté, les yeux à demi fermés. Elle pressait une main contre son cœur. Je l'avais vue dans la même attitude il y avait déjà tant d'années, au moment de sa première crise de coma insulinique. Son visage était gris. Elle avait dû faire un effort prodigieux, mais elle n'avait pas la force qu'il eût fallu pour sauver tous les fils du monde. Elle n'avait pu sauver que le sien.

– Maman, lui dis-je, en levant les yeux. Maman. Elle me regardait.

– Tu m'avais promis de faire attention, dit-elle.

– Ce n'est pas moi qui pilotais.

J'eus tout de même un sursaut de combativité. Il y avait un sac d'oranges vertes d'Afrique parmi nos provisions de bord. J'allai les chercher dans la carlingue. Je me revois encore debout à côté de l'avion brisé, jonglant avec cinq oranges, malgré les larmes qui me brouillaient parfois la vue. Chaque fois que la panique me prenait à la gorge, je saisissais les oranges et me mettais à jongler. Il ne s'agissait pas seulement de me reprendre ainsi en main. C'était une question de style et un défi. C'était tout ce que je pouvais faire pour proclamer ma dignité, la supériorité de l'homme sur tout ce qui lui arrive.

Je demeurai là trente-huit heures. Je fus retrouvé à l'intérieur de la carlingue, le toit fermé, dans une chaleur infernale, inconscient et à demi desséché, mais sans une mouche sur moi.

Il en fut ainsi pendant tout mon séjour en Afrique. Chaque fois que je m'élançais, le ciel me rejetait avec fracas et il me semblait entendre dans le tumulte de ma chute l'éclat d'un rire bête et goguenard. J'allais au tapis avec une régularité étonnante: assis sur mon derrière, à côté de ma monture renversée, avec dans ma poche la dernière lettre où ma mère me parlait de mes exploits avec une confiance absolue, je baissais le nez, soupirais, puis me relevais et essayais encore une fois de mon mieux.

Je ne pense pas qu'en cinq ans de guerre, dont la moitié de présence en escadrille, interrompue seulement par des séjours à l'hôpital, j'aie accompli plus de quatre ou cinq missions de combat dont je me souvienne aujourd'hui avec un vague sentiment d'avoir été bon fils. Les mois s'écoulaient dans le traintrain des vols routiniers ou qui relevaient plus des transports en commun que de quelque légende dorée. Détaché avec plusieurs camarades à Bangui, en A.E.F., pour assurer la défense aérienne d'un territoire que seuls les moustiques menaçaient, notre exaspération devint rapidement telle que nous bombardâmes avec des bombes de plâtre le palais du Gouverneur, dans l'espoir de faire sentir ainsi discrètement notre impatience aux autorités. Nous ne fûmes même pas punis. Nous essayâmes alors de nous rendre indésirables en organisant dans les rues de la petite ville un défilé de citoyens noirs portant des pancartes qui proclamaient: «Les civils de Bangui disent: ' Les aviateurs au front! "» Notre tension nerveuse cherchait à se libérer en des jeux qui eurent souvent des conséquences tragiques. Des acrobaties folles à bord d'un matériel fatigué et la recherche délibérée du danger coûta la vie à plusieurs d'entre nous. Fonçant avec un camarade en rase-mottes sur un troupeau d'éléphants, au Congo belge, notre avion vint percuter dans une des bestioles, tuant du même coup l'éléphant et le pilote. En sortant des débris du Luciole, je fus accueilli à coups de crosse et à demi assommé par un civil forestier dont les paroles indignées: «On n'a pas le droit de traiter la vie comme ça» sont restées longtemps présentes dans ma mémoire. Je fus honoré de quinze jours d'arrêts de rigueur, que j'occupai à défricher le jardin de mon bungalow où l'herbe repoussait chaque matin, plus vite encore que la barbe sur mes joues, puis je revins ensuite à Bangui et me morfondis là jusqu'à ce qu'un geste amical d'Astier de Villatte me rendît enfin ma place dans l'escadrille qui opérait alors sur le front d'Abyssinie.