Je me trouvais en effet dans une situation aussi odieuse que possible pour un homme animé de sentiments élevés et d'intentions héroïques, et sous le regard consterné d'une mère dont les sentiments et les intentions étaient encore plus élevés. Normalement, le bousbir fermait ses portes à deux heures du matin, les grilles des maisons étaient cadenassées, les filles envoyées au repos, en dehors de quelques «couchés» clandestins, tolérés mais non autorisés par le règlement militaire: à condition qu'ils eussent des permissions de nuit en règle, la police, par arrangement avec les «madames», consentait, moyennant une juste rétribution, à fermer les yeux. Ceci me fut expliqué par la mère Zoubida vers minuit et demie, une heure avant la fermeture de son établissement. On imagine sans peine le dilemme qui se posa pour moi. Jusqu'à présent, je m'étais scrupuleusement gardé de «consommer». Je tenais à arriver en Angleterre en bon état et je n'étais pas disposé à risquer ma santé dans ce tout-à-1'égout. J'ai été soldat sept ans de ma vie, j'ai beaucoup vu, beaucoup fait, et les hommes aventureux et pressés que nous étions, à qui la vie à tout moment pouvait être ôtée, et l'était neuf fois sur dix, ne recherchaient pas uniquement pour oublier ce qui les guettait, la compagnie des jeunes filles bien nées. Cependant, en mettant de côté toute autre considération, dont la moindre n'était pas le peu d'attrait qu'offraient à mon goût les entreprenantes «pensionnaires», la plus élémentaire prudence me déconseillait de me lancer dans des eaux aussi fréquentées. Je ne tenais vraiment pas à me présenter devant le chef de la France combattante dans un état qui eût fort risqué de lui faire hausser les sourcils. Or, à tout refus de «consommer», il n'y avait qu'une alternative: la porte et l'examen des papiers par les patrouilles militaires qui veillaient dans les ruelles à peu près désertes à cette heure. Dans mon cas, cela signifiait l'arrestation et la cour martiale. Il me fallait donc non seulement «consommer», mais encore «faire un couché» pour entrer dans le cadre des arrangements de la mère Zoubida avec la police. Et non seulement cela, car si je voulais rester caché dans l'établissement en attendant que les remous que j'avais laissés dans le sillage de ma fuite précipitée le revolver à la main se fussent calmés, il me fallait témoigner d'un entrain et d'une assiduité exemplaires, pour ne pas éveiller de soupçons et justifier ma présence ininterrompue sur les lieux pendant un jour et deux nuits. Or, il était difficile de se sentir moins inspiré que je ne l'étais dans la circonstance. J'avais vraiment la tête ailleurs. L'appréhension, l'énervement, l'exaspération, mon impatience exaltée de m'élever à la hauteur de la tragédie que la France vivait, les mille questions angoissées que je me posais, tout cela me désignait particulièrement mal pour le rôle de joyeux drille. Le moins que je puisse dire, c'est que le cœur n'y était pas. On devine aisément avec quelle consternation nous nous regardâmes, ma mère et moi. Je fis un geste résigné pour lui indiquer que je n'avais pas le choix et qu'une fois de plus, mais d'une manière vraiment inattendue, advienne que pourra, j'étais décidé à faire de mon mieux. Après quoi, prenant mon courage à deux mains, je piquai une tête dans les flots déchaînés. Les dieux de mon enfance devaient mourir de rire en me regardant. Je les voyais, ces connaisseurs, se tenant les côtes, le ventre en avant, les yeux fermés dans un excès d'hilarité, le fouet de dompteur à la main, leurs cottes de maille et leurs casques pointus étincelant dans la lumière louche de leur ciel de bas étage, désignant parfois d'un doigt moqueur l'apprenti idéaliste parti à la conquête des sommets immaculés et qui accomplissait à présent sa possession du monde, entourant de ses bras quelque chose qui n'avait aucun rapport, même le plus lointain, avec les nobles trophées auxquels il aspirait. Jamais ma volonté de tenir ma promesse et de revenir un jour à la maison le front ceint de lauriers, pour offrir à ma mère la conclusion heureuse de sa vie, n'avait reçu de réponse plus narquoise qu'au cours des heures interminables perdues dans ce bourbier. Vingt ans sont passés et l'homme que je suis, depuis longtemps abandonné de sa jeunesse, se souvient avec beaucoup moins de gravité et un peu plus d'ironie de celui que je fus alors avec tant de sérieux, tant de conviction. Nous nous sommes tout dit et pourtant il me semble que nous nous connaissons à peine. Était-ce vraiment moi, ce garçon frémissant et acharné, si naïvement fidèle à un conte de nourrice et tout entier tendu vers quelque merveilleuse maîtrise de son destin? Ma mère m'avait raconté trop de jolies histoires, avec trop de talent et dans ces heures balbutiantes de l'aube où chaque fibre d'un enfant se trempe à jamais de la marque reçue, nous nous étions fait trop de promesses et je me sentais tenu. Avec, au cœur, un tel besoin d'élévation, tout devenait abîme et chute. Aujourd'hui que la chute est vraiment accomplie je sais que le talent de ma mère m'a longtemps poussé à aborder la vie comme un matériau artistique et que je me suis brisé à vouloir l'ordonner autour d'un être aimé selon quelque règle d'or. Le goût du chef-d'œuvre, de la maîtrise, de la beauté me poussait à me jeter les mains impatientes contre une pâte informe qu'aucune volonté humaine ne peut modeler, mais qui, elle, possède au contraire le pouvoir insidieux de vous pétrir à sa guise, imperceptiblement; à chaque tentative que vous faites de lui imprégner votre marque, elle vous impose un peu plus une forme tragique, grotesque, insignifiante ou saugrenue, jusqu'à ce que vous vous trouviez, par exemple, étendu, les bras en croix, au bord de l'Océan, dans une solitude que l'aboiement des phoques et le cri des mouettes déchire parfois, parmi les milliers d'oiseaux de mer immobiles qui se reflètent dans le miroir du sable mouillé. Au lieu de jongler, selon mes moyens, avec cinq, six, sept balles comme tous les artistes distingués, je me tuais à vouloir vivre ce qui à la rigueur pouvait seulement être chanté. Ma course fut une poursuite errante de quelque chose dont l'art me donnait la soif, mais dont la vie ne pouvait m'offrir l'apaisement. Il y a longtemps que je ne suis plus dupe de mon inspiration et si je rêve toujours de transformer le monde en un jardin heureux, je sais à présent que ce n'est pas tant par amour des hommes que par celui des jardins. Et, certes, le goût de l'art vivant et vécu demeure toujours à mes lèvres, mais c'est surtout comme un sourire: ce sera sans doute ma dernière création littéraire, s'il me reste à ce moment-là encore quelque talent.

Parfois, j'allumais un cigare et je fixais le plafond avec incompréhension, me demandant comment j'en étais venu là, au lieu de décrire avec mon avion des arabesques héroïques en plein ciel de gloire. Les arabesques que j'étais obligé de décrire n'avaient rien d'héroïque et le genre de gloire que je m'étais acquis dans l'établissement à l'issue de mon marathon n'était pas de ceux qui vous font reposer au Panthéon, après votre mort. Oui, les dieux devaient jubiler. Leur côté moralisateur et didactique devait y trouver son compte. Un pied posé sur mon dos, ils devaient se pencher avec satisfaction sur cette main d'homme tendue vers la haute flamme qu'elle entendait leur dérober, mais qu'ils avaient forcée à se refermer sur la plus humble des mottes de boue terrestre. Un rire vulgaire me parvenait parfois aux oreilles et je ne sais si c'était leur hilarité qui se donnait ainsi libre cours ou celle des soldats dans la salle commune. Cela m'était égal. Je n'étais pas encore vaincu.

CHAPITRE XXXIV

Je fus providentiellement libéré de mes travaux forcés par la rencontre d'un camarade qui attendait son tour dans la permanence sanitaire attenante à l'établissement. Il m'apprit que je ne courais plus de danger sérieux, que le lieutenant-colonel Hamel, commandant de l'escadre, avait non seulement refusé de signaler ma disparition, mais qu'il avait encore soutenu obstinément et contre toute évidence que la tentative de vol d'avion ne pouvait m'être attribuée, pour l'excellente raison que je n'étais jamais venu en Afrique du Nord à bord d'un de ses appareils. Grâce à ce témoignage, pour lequel j'exprime ici à ce Français ma reconnaissance, je ne fus pas porté immédiatement déserteur, ma mère ne fut pas inquiétée et la police cessa de me rechercher. Cependant, cette situation nouvelle, bien que favorable en soi, m'interdisait néanmoins de reparaître à la surface et me condamnait à la clandestinité. Comme je me trouvais sans un sou, ayant laissé tout ce que j'avais entre les mains de la mère Zoubida, j'empruntai à mon copain de quoi payer mon billet d'autocar jusqu'à Casa, où je comptais bien me glisser à bord d'un bateau en partance.

Je ne pus cependant me résigner à quitter Meknès sans une visite furtive à la base d'aviation. On s'est aperçu sans doute déjà que je ne me sépare pas facilement de ce qui m'est cher, et l'idée d'abandonner ma veste de cuir en Afrique m'était très pénible. Jamais je n'en avais eu plus besoin qu'à ce moment. Elle était une enveloppe familière et protectrice, une carapace qui me donnait un sentiment de sécurité et de dureté et, en m'aidant à camper une silhouette légèrement menaçante, résolue, un peu dangereuse même pour tous ceux qui oseraient s'y frotter, elle me permettait, en somme, de passer inaperçu. Je ne devais cependant jamais la revoir. Arrivé au cantonnement, dans la chambre que j'avais occupée, je ne vis qu'un clou vide: la veste était partie.

Je m'assis sur le lit et me mis à pleurer. Je ne sais combien de temps je pleurai ainsi, en regardant le clou vide. A présent, on m'avait vraiment tout pris.

Je m'endormis enfin, dans un tel état d'épuisement physique et nerveux que je dormis seize heures, me réveillant dans la même position dans laquelle j'étais tombé en travers du lit, la casquette sur les yeux. Je pris une douche glacée et sortis du camp à la recherche du car pour Casa. Une bonne surprise m'attendait sur la route: je trouvai là en effet un marchand ambulant qui offrait dans ses bocaux, entre autres délices, des concombres salés. C'était enfin la preuve que la puissance d'amour qui veillait sur moi ne m'avait pas abandonné. Je m'assis sur le talus et expédiai une demi-douzaine de concombres pour mon petit déjeuner. Je me sentis mieux. Je restai un moment au soleil, partagé entre l'envie de reprendre la dégustation et le sentiment que dans les circonstances tragiques que la France traversait, il fallait savoir faire preuve de stoïcisme et de sobriété. J'éprouvais une certaine difficulté à me séparer du marchand et de ses bocaux, et me demandai même, rêvassant vaguement, s'il n'avait pas une fille que je pourrais épouser. Je me voyais très bien marchand de concombres salés auprès d'une compagne aimante et dévouée et d'un beau-père travailleur et reconnaissant. J'étais dans un tel état d'irrésolution et de solitude que je faillis laisser passer l'autocar pour Casa. Je l'arrêtai tout de même, dans un sursaut d'énergie et, emportant une bonne provision de concombres dans un journal, je montai dans le car avec ces amis fidèles pressés contre mon cœur. Curieux comme l'enfant peut survivre dans l'adulte. Je débarquai à Casablanca place de France, où je rencontrai presque immédiatement deux élèves de l'École de l'Air, les aspirants Forsans et Daligot, à la recherche comme moi d'un moyen d'évasion vers l'Angleterre. Nous décidâmes d'unir nos forces et passâmes la journée à errer dans la ville. L'entrée du port était gardée par des gendarmes et il n'y avait pas trace d'uniforme polonais dans les rues: le dernier transport de troupes anglais devait être parti depuis longtemps. Vers onze heures du soir, nous nous trouvâmes sous un bec de gaz, assez découragés. Je faiblissais. Je me disais que j'avais fait vraiment tout ce que j'avais pu, et qu'à l'impossible nul n'est tenu. Je sentais aussi qu'il y avait eu maldonne quelque part. Le fatalisme de la steppe asiatique s'éveillait en moi et me susurrait des propos empoisonnés. Ou bien il y avait un destin et c'était à lui de jouer, ou bien il n'y avait rien et, alors, autant rester couché tranquillement dans un coin. Si une force sereine et juste veillait vraiment sur moi, eh bien! elle n'avait qu'à se manifester. Ma mère n'avait jamais cessé de me parler des victoires et des lauriers qui allaient être les miens; elle m'avait, en somme, fait certaines promesses: c'était à elle à présent de se débrouiller.