Depuis mon accident d'interprète volant, je supporte fort mal les coups sur le nez, et pendant plusieurs jours, je souffris cruellement. Je serais cependant un ingrat si je m'abstenais de reconnaître que cette souffrance purement physique me fut probablement d'un secours considérable, car elle estompa quelque peu et m'aida à oublier l'autre, la vraie et de loin la plus dure à supporter, me permettant de ressentir un peu moins la chute de la France et l'idée que je n'allais sans doute pas revoir ma mère avant plusieurs années. Ma tête éclatait, je ne cessais d'essuyer le sang de mon nez et de mes lèvres, et j'étais continuellement pris de nausées et de vomissements. Bref, j'étais dans un tel état qu'en ce qui me concerne, Hitler a été vraiment à deux doigts de gagner la guerre, à ce moment-là. Je continuais néanmoins à me traîner d'avion en avion à la recherche d'un équipage.

Un des pilotes que j'essayais ainsi de convaincre me laissa un souvenir indélébile. Il était le propriétaire d'un Amyot-372 fraîchement arrivé sur le terrain. Je dis «propriétaire», car il était assis dans l'herbe, à côté de son avion, avec l'air d'un fermier soupçonneux gardant sa vache. Un nombre impressionnant de sandwiches était posé devant lui sur un journal, et il était en train de les expédier les uns après les autres. Physiquement, il ressemblait un peu à Saint-Exupéry, par une certaine rondeur des traits et du visage et l'envergure massive du corps – mais la ressemblance s'arrêtait là. Il paraissait méfiant, sur ses gardes, l'étui du revolver déboutonné, convaincu sans doute que le terrain de Mérignac était plein de maquignons résolus à lui voler sa vache, ce en quoi il ne se trompait pas. Je lui dis carrément que j'étais à la recherche d'un équipage et d'un avion pour aller continuer la guerre en Angleterre, pays dont je lui vantai la grandeur et le courage sur le mode épique. Il me laissa parler et continua à se sustenter, tout en observant avec un certain intérêt mon visage tuméfié et le mouchoir couvert de sang que je tenais contre mon nez. Je lui fis un assez bon discours – patriotique, émouvant, inspiré – bien que je souffrisse de violentes nausées -je tenais à peine debout et ma tête était pleine de roches cassées – je fis cependant de mon mieux et, à en juger par la mine satisfaite de mon public, le contraste entre ma piteuse apparence physique et mes propos inspirés devait être agréablement divertissant. Le gros pilote me laissa en tout cas parler fort obligeamment. D'abord, je devais le flatter – c'était le genre de type qui devait aimer à se sentir important – et puis, mon envolée patriotique, la main sur le cœur, ne devait pas lui déplaire, elle devait faciliter sa digestion. De temps en temps, je m'arrêtais, attendant sa réaction – mais comme il ne disait rien et prenait simplement un autre sandwich, je reprenais mon improvisation lyrique, un véritable chant que Déroulède lui-même n'eût pas désavoué. Une fois, lorsque j'en vins à quelque équivalent de «mourir pour la patrie est le sort le plus beau, le plus digne d'envie», il fit un imperceptible geste d'approbation, puis s'arrêtant de mastiquer, s'appliqua à extraire avec son ongle un morceau de jambon d'entre ses dents. Lorsque je m'interrompais un instant pour reprendre mon souffle, il me regardait avec, me semblait-il, un peu de reproche, attendant la suite, c'était un homme apparemment résolu à me faire donner le meilleur de moi-même. Lorsque, finalement, je finis de chanter, il n'y a pas d'autre mot – et me tus, et qu'il vit que c'était fini et qu'il n'y avait plus rien à tirer de moi, il détourna le regard, prit un nouveau sandwich et chercha dans le ciel quelque autre objet d'intérêt. Il n'avait pas dit un seul mot. Je ne saurai jamais s'il était un Normand prodigieusement prudent, ou une effroyable brute sans aucune trace de sensibilité, un imbécile intégral, ou un homme très résolu, qui savait exactement ce qu'il allait faire, mais ne confiait sa décision à personne, un type complètement ahuri par les événements et incapable d'autre réaction que de s'empiffrer, ou un gros paysan n'ayant plus rien d'autre au monde que sa vache et résolu à demeurer auprès d'elle jusqu'au bout, contre vents et marées. Ses petits yeux me regardaient sans la moindre trace d'expression pendant qu'une main sur le cœur, je chantais la beauté de la mère-patrie, notre ferme volonté de continuer la lutte, l'honneur, le courage et les lendemains glorieux. Dans le genre bovin, il avait incontestablement de la grandeur. Chaque fois que je lis quelque part qu'un bœuf a remporté le premier prix aux comices agricoles, je pense à lui. Je le quittai en train d'entamer son dernier sandwich.

Je n'avais moi-même rien mangé depuis la veille. Au mess des sous-officiers, depuis la débâcle, le menu était particulièrement soigné. On nous servait une vraie cuisine française, digne de nos meilleures traditions, pour nous remonter le moral et calmer nos doutes par ce rappel de nos valeurs permanentes. Mais je n'osais pas quitter le terrain, par crainte de manquer quelque occasion de départ. J'avais surtout soif et j'acceptai avec gratitude le coup de rouge que m'offrit l'équipage d'un Potez-03 assis sur le ciment, à l'ombre d'une aile. Peut-être un peu sous le coup de l'ivresse, je me laissai aller à un de mes discours inspirés. Je parlai de l'Angleterre, porte-avions de la victoire, j'évoquai Guynemer, Jeanne d'Arc et Bayard, je gesticulai, je mis une main sur le cœur, je brandis le poing, je pris un air inspiré. Je crois vraiment que c'était la voix de ma mère qui s'était ainsi emparée de la mienne, parce que, au fur et à mesure que je parlais, je fus moi-même éberlué par le nombre étonnant de clichés qui sortaient de moi et des choses que je pouvais dire sans me sentir le moins du monde gêné, et j'avais beau m'indigner devant une telle impudeur de ma part, par un phénomène étrange, sur lequel je n'avais pas le moindre contrôle et dû sans doute en partie à la fatigue et à l'ivresse, mais surtout au fait que la personnalité et la volonté de ma mère avaient toujours été plus fortes que moi, je continuais et en rajoutais encore, avec le geste et le sentiment. Je crois même que ma voix changea et qu'un fort accent russe se fit clairement entendre alors que ma mère évoquait «la Patrie immortelle» et parlait de donner notre vie pour «la France, la France, toujours recommencée» devant un groupe de sous-offs vivement intéressés. De temps en temps, lorsque je faiblissais, ils poussaient le litron vers moi et je me lançais dans une nouvelle tirade, si bien que ma mère, profitant de l'état dans lequel je me trouvais, put vraiment donner le meilleur d'elle-même, dans les scènes les plus inspirées de son répertoire patriotique. Finalement, les trois sous-offs eurent pitié de moi et me firent manger des œufs durs, du pain et du saucisson, ce qui me dégrisa quelque peu, me permit de reprendre des forces et de faire taire et remettre à sa place cette Russe excitée qui se permettait de nous donner des leçons de patriotisme. Les trois sous-offs m'offrirent encore des pruneaux secs, mais refusèrent d'aller en Angleterre, selon eux l'Afrique du Nord, sous le général Noguès, allait continuer la guerre et c'est au Maroc qu'ils entendaient se rendre, dès qu'ils pourraient faire le plein de leurs avions, ce à quoi ils étaient résolus à parvenir, dussent-ils s'emparer pour cela du camion-citerne les armes à la main.

Il y avait déjà eu plusieurs bagarres autour du camion et le véhicule ne se déplaçait plus que sous la garde de Sénégalais armés, montés sur la citerne, baïonnette au canon.

Mon nez était bouché par les caillots de sang et j'avais de la peine à respirer. Je n'avais qu'une envie: me coucher dans l'herbe et rester là, sur le dos, sans bouger. La vitalité de ma mère, son extraordinaire volonté, me poussaient cependant en avant et, en vérité, ce n'était pas moi qui errais ainsi d'avion en avion, mais une vieille dame résolue, vêtue de gris, la canne à la main et une gauloise aux lèvres, qui était décidée à passer en Angleterre pour continuer le combat.

CHAPITRE XXXII

Je finis cependant par accepter l'opinion générale selon laquelle l'Afrique du Nord allait demeurer en guerre et, comme l'escadre avait enfin reçu l'ordre de rejoindre Meknès, je quittai Mérignac à cinq heures de l'après-midi, et arrivai à la Salanque, au bord de la Méditerranée, à la tombée de la nuit, juste à temps pour apprendre qu'interdiction de décoller était faite à tout avion présent sur le terrain. Une nouvelle autorité contrôlait depuis quelques heures les mouvements aériens sur l'Afrique, et tous les ordres antérieurs étaient considérés comme nuls et non avenus. Je connaissais suffisamment ma mère pour savoir qu'elle n'allait pas hésiter à me faire traverser la Méditer ranée à la nage; aussi m'entendis-je immédiatement avec un adjudant de l'escadre et, sans attendre les ordres et les contrordres nouveaux de nos chefs bien-aimés, nous mîmes dès l'aube le cap sur l'Algérie.

Notre Potez avait des moteurs Pétrel, ce qui ne lui donnait pas une autonomie de vol suffisante pour tenir l'air jusqu'à Alger sans réservoirs supplémentaires. Nous risquions de voir nos moulins s'arrêter à quelque quarante minutes de la côte africaine.

Nous nous envolâmes quand même. Je savais bien, moi, qu'il ne pouvait rien m'arriver, puisqu'une formidable puissance d'amour veillait sur moi, et aussi, parce que tout mon goût du chef-d'œuvre, ma façon instinctive d'aborder la vie comme une œuvre artistique en élaboration, dont la logique cachée mais immuable, serait toujours, en définitive, celle de la beauté, me poussaient à ordonner dans mon imagination l'avenir selon une correspondance rigoureuse dans les tons et les proportions, les zones d'ombre et les clartés, comme si toute destinée humaine procédait de quelque magistrale inspiration classique et méditerranéenne, soucieuse avant tout d'équilibre et d'harmonie. Une telle vision des choses, en faisant de la justice une sorte d'impératif esthétique, me rendait, dans mon esprit, invulnérable tant que ma mère vivait – moi qui étais son happy end – et m'assurait d'un retour triomphal à la maison. Quant à l'adjudant Delavault, bien qu'il fût sans doute loin d'imaginer la vie douée de cette sorte de cohérence secrète et heureuse d'une œuvre d'art, il n'hésita pas non plus à se lancer au-dessus des flots sur des moteurs trop faibles, avec un «on verra bien» flegmatique, sans le moindre secours de la littérature, mais uniquement avec deux pneus dans la carlingue, pour nous servir de bouées, en cas de besoin.