Heureusement, un vent providentiel souffla ce matin-là, et ma mère soufflant sans doute aussi un peu, pour plus de sûreté, nous nous posâmes sur le terrain de Maison-Blanche, à Alger, avec une confortable marge de dix minutes d'essence dans nos réservoirs.

Nous continuâmes ensuite vers Meknès où l'École de l'Air était provisoirement évacuée et où nous arrivâmes à temps pour apprendre que non seulement l'armistice était accepté par les autorités de l'Afrique du Nord, mais encore qu'après les premiers vols d'avions par des «déserteurs» qui allaient se poser à Gibraltar, ordre avait été donné de mettre en panne tous les appareils.

Ma mère était outrée. Elle ne me laissait pas une minute tranquille. Elle s'indignait, tempêtait, protestait. Je n'arrivais pas à la calmer. Elle s'enflammait dans chaque globule de mon sang, s'indignait et se révoltait dans chaque battement de mon cœur et me tenait éveillé la nuit, me harcelant, me sommant de faire quelque chose. Je détournais les yeux de son visage, pour essayer de ne plus voir cette expression d'incompréhension scandalisée devant un phénomène complètement nouveau pour elle, l'acceptation de la défaite, comme si l'homme était quelque chose qui pût être vaincu. C'est en vain que je la suppliais de se dominer, de me laisser souffler, de patienter, de me faire confiance, je sentais bien qu'elle ne m'écoutait même pas. Pas à cause de la distance qui nous séparait, bien entendu, car elle ne m'avait pas quitté un seul instant pendant ces heures terribles. Mais elle était scandalisée, profondément blessée par le refus de l'Afrique du Nord de répondre à son appel. L'appel du général de Gaulle à la continuation de la lutte date du 18 juin 1940. Sans vouloir compliquer la tâche des historiens, je tiens cependant à préciser que l'appel de ma mère à la poursuite du combat se situe le 15 ou le 16 juin – au moins deux jours auparavant. De nombreux témoignages existent sur ce point et peuvent être recueillis aujourd'hui encore au marché de la Buffa.

Vingt personnes devaient me rapporter une scène effarante, dont le spectacle, grâce au ciel, me fut épargné, mais qui me fait encore rougir de honte lorsque j'y pense, et où ma mère, debout sur une chaise devant l'étalage de légumes de M. Pantaleoni, brandissant sa canne, invitait le bon peuple à refuser l'armistice et à aller continuer la guerre en Angleterre, aux côtés de son fils, le célèbre écrivain, lequel était déjà en train de porter à l'ennemi des coups mortels. Pauvre femme. Des larmes me montent aux yeux lorsque je pense que la malheureuse finissait sa tirade en ouvrant son sac et en exhibant à la ronde une page d'hebdomadaire qui contenait une nouvelle de moi. Il a dû y avoir des rieurs. Je ne leur en veux pas. Je m'en veux seulement d'avoir manqué de talent, d'héroïsme, de n'avoir su être que moi. Ce n'est pas ça que j'aurais voulu lui offrir.

La mise en panne des avions sur les terrains d'Afrique du Nord nous emplit de consternation. Ma mère tempêtait, protestait, s'en prenait à moi, à ma mollesse, s'indignait de cette façon que j'avais de rester là, écroulé sur mon lit de camp, au lieu de réagir énergiquement, d'aller trouver, par exemple, le général Noguès pour lui dire, en quelques phrases bien senties, ce que j'en pensais. J'essayai de lui expliquer que le général n'allait même pas me recevoir, mais je la voyais déjà, armée de sa canne, sur les marches de la Résidence, et je savais bien qu'elle aurait trouvé le moyen, elle, de se faire écouter. Je me sentais indigne.

Jamais sa présence ne fut plus réelle pour moi, plus physique, que pendant ces longues heures passées à errer sans but à travers la Médina de Meknès, dans cette foule arabe qui me dépaysait si complètement, avec ses couleurs, ses bruits, ses odeurs, et à essayer d'oublier ne fût-ce qu'un instant, sous cette vague soudaine d'exotisme qui déferlait sur moi, la voix de mon sang qui ne cessait de m'appeler au combat avec une grandiloquence insupportable, s'enflant de tous les clichés les plus usés du répertoire patriotard. Ma mère profitait de mon extrême fatigue nerveuse et de mon abattement pour occuper toute la place; mon profond désarroi, mon besoin d'affection et de protection, né d'une trop longue habitude de l'aile maternelle, et qui m'avait laissé avec cette confuse aspiration à sentir quelque tendresse providentielle féminine veiller sur moi, me livraient entièrement à son image, qui ne me quittait pas un seul instant; ce fut, je crois, au cours de ces longues heures errantes, dans la solitude d'une foule étrangère et bariolée, que ce qu'il y avait de plus fort dans la nature de ma mère prévalut définitivement sur ce qu'il y avait encore en moi de faible et d'irrésolu, que son souffle vint m'habiter et se substitua au mien, et qu'elle devint véritablement moi, avec toute sa violence, ses sautes d'humeur, son manque de mesure, son agressivité, ses attitudes, son goût du drame, tous ces traits d'un caractère excessif qui finirent par me valoir, dans la période qui suivit, auprès de mes camarades et de mes chefs, la réputation d'une tête brûlée. J'essayais, je l'avoue, de me dérober à sa présence dominatrice, je tentais de la fuir dans l'univers grouillant et bigarré de la Médina; je traînais dans les souks; je m'absorbais dans la contemplation des cuirs et des métaux travaillés avec un art nouveau pour moi, je me penchais sur mille objets, sous le regard fixe et lointain des marchands assis, les jambes croisées, sur leurs comptoirs, l'épaule et la tête contre le mur, le tuyau d'un chibouk aux lèvres, dans une odeur d'encens et de menthe; je parcourais le quartier réservé où m'attendait, sans que je m'en doute alors, l'aventure la plus abjecte de ma vie; je m'installais à la terrasse des cafés arabes et fumais un cigare, en buvant du thé vert, pour tenter de lutter, selon ma vieille habitude, par un sentiment de bien-être physique contre le malaise de mon esprit; ma mère, cependant, me suivait partout où j'allais, et sa voix s'élevait en moi avec une cinglante ironie. Ainsi, un peu de tourisme, ça fait du bien? Pour me changer les idées, sans doute? Pendant que la France de mes ancêtres gît déchirée entre un ennemi implacable et un gouvernement de têtes baissées? Eh bien! si c'était ça, son fils, à l'âge d'homme, on aurait aussi bien pu rester à Wilno, ce n'était pas la peine de venir en France, je n'avais vraiment pas en moi ce qu'il fallait pour faire un Français.

Je me levais et plongeais à grands pas dans une ruelle, parmi les femmes voilées, les mendiants, les vendeurs, les ânes, les militaires, et, ma foi, dans le renouvellement constant d'impressions, de formes et de couleurs, j'avoue humblement qu'une ou deux fois je réussis à la semer.

Ce fut alors que je vécus ce qui fut, sans doute, la plus brève histoire d'amour de tous les temps.

Dans un bar du quartier européen où j'étais entré boire un verre, la barmaid blonde à laquelle, au bout de deux minutes, je faisais naturellement des confidences, parut particulièrement touchée par ma sérénade enflammée. Son regard se mit à errer sur mon visage, s'attardant à chaque trait avec une expression de tendresse et de sollicitude qui me donnait le sentiment de sortir soudain de l'ébauche pour devenir enfin un homme complet. Pendant que ses yeux passaient de mon oreille à mes lèvres, pour remonter rêveusement à la racine de mes cheveux, ma poitrine doubla d'ampleur et mon cœur de vaillance, mes muscles se gonflèrent d'une force que dix ans d'exercice n'eurent pu leur donner et la terre entière devint un piédestal. Comme je lui faisais part de mon intention de me rendre en Angleterre, elle ôta de son cou une chaîne avec une petite croix en or et me la tendit. Je fus brusquement et irrésistiblement tenté de plaquer là ma mère, la France, l'Angleterre et tout le bagage spirituel dont j'étais si lourdement chargé, pour demeurer auprès de cet être unique qui me comprenait si bien. La barmaid était une Polonaise venue de Russie par le Pamir et l'Iran, et je mis la chaîne autour de mon cou et demandai à ma bien-aimée de m'épouser. Nous nous connaissions alors déjà depuis dix minutes. Elle accepta. Elle me dit que son mari et son frère avaient été tués pendant la campagne de Pologne et que, depuis, elle était seule, à part les coucheries inévitables pour surnager économiquement et obtenir des papiers. Elle avait quelque chose de douloureux et de pathétique dans le visage, ce qui renforçait l'impression que j'avais de lui accorder aide et protection, alors que c'était, au contraire, moi qui cherchais à m'accrocher à la première bouée féminine flottant sur mon chemin. Pour faire face à la vie, il m'a toujours fallu le réconfort d'une féminité à la fois vulnérable et dévouée, un peu soumise et reconnaissante, qui me donne le sentiment d'offrir alors que je prends, de soutenir alors que je m'appuie. Je me demande d'où vient ce curieux besoin. Carapace dans ma veste de cuir, malgré la chaleur écrasante, la casquette sur l'œil, l'air sûr de moi et virilement protecteur, je m'accrochais à sa main. Le monde qui croulait autour de nous nous lançait l'un vers l'autre à une vitesse vertigineuse, la vitesse même à laquelle il croulait.

Il était deux heures de l'après-midi, heure de la sieste, sacrée en Afrique, et le bar était vide. Nous montâmes dans sa chambre et restâmes une demi-heure accrochés l'un à l'autre, et jamais deux êtres en train de se noyer ne firent plus d'efforts pour se soutenir mutuellement. Nous décidâmes de nous marier immédiatement et de passer ensuite en Angleterre ensemble. J'avais rendez-vous à trois heures et demie avec un camarade qui était allé voir le Consul anglais à Casa pour lui demander de nous aider. Je quittai le bar à trois heures pour aller rejoindre mon camarade et lui dire que nous allions être trois et non deux, comme prévu originairement. Lorsque je revins au bar à quatre heures et demie, il y avait déjà du monde et ma fiancée était très occupée. J'ignore ce qui avait bien pu se passer pendant mon absence – elle avait dû rencontrer quelqu'un – mais je voyais bien que tout était fini entre nous. Sans doute n'avait-elle pas pu supporter la séparation. Elle était en train de parler à un beau lieutenant de spahis: je suppose qu'il était entré dans sa vie pendant qu'elle m'attendait. C'était bien ma faute: il ne faut jamais quitter une femme qu'on aime, la solitude les prend, le doute, le découragement, et ça y est. Elle avait dû perdre confiance en moi, s'imaginant peut-être que je n'allais pas revenir, et elle avait décidé de refaire sa vie. J'étais très malheureux, mais je ne pouvais lui en vouloir. Je traînai là un peu, devant mon verre de bière, terriblement déçu tout de même, car je croyais bien avoir résolu tous mes problèmes. La Polonaise était vraiment jolie, avec ce quelque chose d'abandonné et de sans défense dans l'expression qui m'inspire tellement, et elle avait un geste pour chasser de son visage ses cheveux blonds qui m'émeut encore maintenant quand j'y pense. Je m'attache très facilement. Je les observai un moment, tous les deux, pour voir s'il n'y avait pas d'espoir. Mais il n'y en avait pas. Je lui dis quelques mots en polonais, essayant de toucher sa corde patriotique, mais elle me coupa la parole pour m'annoncer qu'elle allait épouser le lieutenant, qui était colon, qu'elle allait s'établir en Afrique du Nord, qu'elle en avait assez de la guerre et que, d'ailleurs, la guerre était finie et que le maréchal Pétain avait sauvé la France et allait tout arranger. Elle ajouta que les Anglais nous avaient trahis. Je jetai un coup d'oeil triste au lieutenant de spahis qui était répandu partout, avec sa cape rouge, et me résignai. La pauvre essayait de s'accrocher à n'importe quoi qui offrait une apparence de solidité dans le naufrage et je ne pouvais lui en vouloir. Je réglai ma bière et laissai dans la soucoupe le pourboire et la petite chaîne avec la croix en or. On est gentleman ou on ne l'est pas.