Les parents de mon camarade habitaient Fez et nous nous rendîmes chez eux en autocar. La porte nous fut ouverte par sa sœur, et je vis là, devant moi, une bouée qui me fit oublier immédiatement celle que j'avais manquée de si peu à Meknès. Simone était une de ces Françaises d'Afrique du Nord dont la peau mate, les attaches fines et les yeux langoureux sont les caractéristiques admirables et bien connues. Elle était gaie, cultivée, encourageait son frère et moi à poursuivre la lutte et me regardait parfois avec une gravité qui me bouleversait. Sous ce regard, je me sentis à nouveau complet, droit, bien solide sur mes jambes, et je décidai aussitôt de lui demander sa main. Je fus bien reçu, nous nous embrassâmes sous l'œil ému des parents, et il fut entendu qu'elle allait me rejoindre en Angleterre, à la première occasion. Six semaines plus tard, à Londres, son frère me remit une lettre dans laquelle Simone m'apprenait qu'elle avait épousé un jeune architecte de Casa, ce qui fut pour moi un coup terrible, car non seulement j'avais cru avoir trouvé en elle la femme de ma vie, mais je l'avais déjà complètement oubliée, et sa lettre fut pour moi, ainsi, sur moi-même, une double et pénible révélation.

Nos efforts pour convaincre le Consul d'Angleterre de nous procurer de faux papiers ne donnèrent pas de résultat et je décidai de m'emparer d'un Morane-315 à l'aérodrome de Meknès, et d'aller me poser à Gibraltar. Encore fallait-il en trouver un qui ne fût pas en panne, ou découvrir un mécanicien bien disposé; je me mis donc à errer sur le terrain en regardant fixement chaque mécano pour essayer de lire dans son cœur. J'allais en aborder un, dont la bonne mine et le nez retroussé m'inspiraient confiance, lorsque je vis un Simoun se poser sur la piste et s'arrêter à vingt pas de l'endroit où je me trouvais. Un lieutenant-pilote sortit de l'avion et se dirigea vers le hangar. C'était un clin d'œil complice et amical du ciel à mon intention et il n'était pas question de laisser passer cette chance. Je me couvris de sueur froide et l'angoisse me serra le ventre: j'étais loin d'être sûr de pouvoir décoller et piloter un Simoun. Dans mes heures d'entraînement clandestin, je n'avais jamais dépassé le Morane et le Potez-S4O. Mais il n'était pas question de me dérober: j'étais tenu. Je sentais le regard d'admiration et de fierté de ma mère posé sur moi. Je me demandai soudain si avec la défaite et l'occupation l'insuline n'allait pas manquer en France. Elle n'aurait pas tenu trois jours sans ses piqûres. Peut-être pourrais-je m'arranger avec la Croix-Rouge à Londres pour lui en faire parvenir par la Suisse.

Je marchai vers le Simoun, montai, et m'installai aux commandes. Il me semblait que personne ne m'avait vu.

Je me trompais. Un peu partout, dans chaque hangar, des gendarmes de la police de l'Air avaient été placés par le commandement pour empêcher les «désertions» aériennes, dont plusieurs avaient déjà eu lieu avec la complicité de certains mécaniciens. Le matin même, un Morane-230 et un Goéland étaient allés se poser sur le champ de courses de Gibraltar. J'étais à peine installé dans le siège que je vis deux gendarmes surgir du hangar et se ruer dans ma direction – l'un d'eux était déjà en train de tirer son revolver de l'étui. Ils étaient à trente mètres de moi et l'hélice ne tournait toujours pas. Je fis un dernier essai désespéré, puis bondis hors de l'appareil. Une dizaine de soldats étaient sortis du hangar et m'observaient avec intérêt. Ils ne firent pas le moindre effort pour m'intercepter, alors que je filais comme un lapin devant ce front de troupe, mais ils eurent amplement le temps d'étudier mon visage. Par comble de bêtise, agissant surtout sous l'effet de l'atmosphère de «vaincre ou mourir» dans laquelle je baignais depuis plusieurs jours, j'avais tiré mon revolver en sautant du Simoun et je le tenais toujours au poing, courant à toutes jambes, ce qui, inutile de le dire, n'allait pas faciliter ma position devant la cour martiale. Mais j'avais décidé qu'il n'y aurait pas de cour martiale. Dans l'état d'esprit dans lequel j'étais à ce moment-là, je ne crois sincèrement pas qu'on aurait pu me prendre vivant. Et comme j'étais très bon tireur, je frémis encore à l'idée de ce qui se serait passé si je n'étais pas parvenu à m'échapper. Je le fis cependant sans trop de difficulté. Je finis par dissimuler mon revolver et, malgré les coups de sifflet derrière mon dos, je ralentis et sortis tranquillement du camp, en passant devant le poste de garde. Je bouchai sur la route et à peine eus-je fait cinquante mètres qu'un autobus apparut. Je lui fis signe, me plantant résolument sur son chemin, et il s'arrêta. Je montai et m'installai à côté de deux femmes voilées et d'un cireur de bottes en robe blanche. Je poussai un grand soupir de soulagement. Je m'étais mis dans de beaux draps, mais je ne me sentais pas inquiet. Au contraire, une véritable euphorie s'était emparée de moi. J'avais enfin consommé ma rupture avec l'armistice, j'étais enfin un insoumis, un dur, un vrai et un tatoué, la guerre venait de reprendre, il n'était plus question de reculer. Je sentais sur mon visage le regard émerveillé de ma mère et je ne pus m'empêcher de sourire, avec un peu de supériorité, et même de rire franchement. Je crois même, Dieu me pardonne, que je lui dis quelque chose d'assez prétentieux, quelque chose dans le genre de «attends, ça ne fait que commencer, tu vas voir ce que tu vas voir». Assis dans l'autobus crasseux, parmi les moukères voilées et les burnous blancs, je croisais les bras sur ma poitrine et je me sentais enfin à la hauteur de ce qui était attendu de moi. J'allumai un voltigeur, pour pousser mon insubordination jusqu'à la limite – il était interdit de fumer dans l'autobus – et nous restâmes là un moment, ma mère et moi, en fumant et en nous congratulant silencieusement. Je n'avais pas la moindre idée de ce que j'allais faire, mais j'avais pris un air tellement vache qu'en m'apercevant brusquement dans le rétroviseur je me suis fait peur au point que le cigare m'est tombé des dents.

Un seul regret me tenaillait: j'avais laissé ma veste de cuir dans le cantonnement et, sans elle, je me sentais assez seul. Je supporte mal la solitude et je m'étais profondément lié avec ma veste de cuir. Ainsi que je l'ai dit, je m'attache facilement. C'était la seule ombre au tableau. Je m'accrochai à mon cigare, mais les cigares ne durent qu'un temps et le mien semblait se consumer particulièrement vite dans la sécheresse de l'air africain et allait me laisser seul d'un moment à l'autre.

Tout en fumant ainsi mon voltigeur, je fis mes plans. Les patrouilles militaires allaient sûrement parcourir toute la ville à ma recherche et il me fallait donc éviter à tout prix les endroits où mon uniforme se détacherait un peu trop sur le fond indigène. La meilleure solution, me semblait-il, était de demeurer caché pendant quelques jours, et ensuite, d'aller à Casa et d'essayer de m'embarquer sur un bateau en partance. On disait que les forces polonaises étaient évacuées sur l'Angleterre avec l'accord du Gouvernement et que les bateaux anglais venaient les prendre dans les ports. Avant toute chose, il fallait me faire un peu oublier. Je décidai de passer les premières quarante-huit heures au bousbir, le quartier réservé, où, dans le flot ininterrompu des militaires de toutes les armes qui venaient se soulager, j'avais de bonnes chances de passer inaperçu. Ma mère parut un peu inquiète de ce choix de refuge, mais je lui donnai immédiatement toutes les assurances nécessaires. Je descendis donc de l'autobus dans la ville arabe et me dirigeai vers le quartier réservé.

CHAPITRE XXXIII

Le bousbir de Meknès, une véritable ville entourée d'une enceinte fortifiée, comptait alors je ne sais combien de milliers de prostituées, réparties entre quelques centaines de «maisons». Des sentinelles en armes étaient placées aux portes et les patrouilles de police parcouraient les ruelles de la «ville», mais elles étaient trop occupées à empêcher les bagarres entre soldats de différentes armes pour s'occuper des «isolés» tels que moi.

Le bousbir, au lendemain de l'armistice, bouillonnait littéralement d'une activité aussi débordante que peu variée. Les besoins physiques des soldats, déjà considérables en temps ordinaire, croissent encore en temps de guerre et la défaite les amène à une sorte de paroxysme exaspéré. Les ruelles entre les maisons étaient envahies par la troupe – deux journées par semaine étaient réservées à la population civile, mais j'avais la chance d'être tombé un jour faste – et les képis blancs de la Légion étrangère, les chèches kaki des goumiers, les pèlerines rouges des spahis, les pompons des marins, les coiffes écarlates des Sénégalais, les serouals des méharistes, les aigles des aviateurs, les turbans beiges des Annamites, les visages jaunes, noirs et blancs, tout l'Empire était là, dans le vacarme assourdissant que les boîtes à musique déversaient par les fenêtres et dont je garde surtout le souvenir de la voix de Rina Ketty, assurant que «j'attendrai, j'at-ten-dra-ai toujours, la nuit et le jour, mon amour», cependant que l'armée frustrée de ses victoires et de ses combats se débarrassait de sa vigueur virile inutilisée sur les corps des filles berbères, négresses, juives, arméniennes, grecques, polonaises, filles blanches, noires et jaunes dont les soubresauts avaient poussé les «madames» prévoyantes à interdire l'usage du lit et à étaler les matelas à même le sol, pour limiter les dégâts et les frais de casse. Des centres prophylactiques marqués d'une croix rouge venaient des effluves de permanganate, de savon noir et d'une pommade particulièrement écœurante à base de calomel, cependant que les infirmiers sénégalais en blouse blanche luttaient à doses généreuses contre la menace des tréponèmes et des gonocoques, laquelle, sans cette ligne Maginot sanitaire, risquait de mettre sur le flanc l'armée ainsi deux fois vaincue. Des bagarres éclataient continuellement entre les armes, surtout entre les légionnaires, les spajhis et les goumiers, pour des questions de préséance, mais, d'une manière générale, n'importe qui passait après n'importe qui, pour une somme qui allait de cent sous, plus dix sous pour la serviette, jusqu'à douze et vingt francs dans les établissements de luxe, où les filles étaient habillées au lieu d'attendre nues dans l'escalier. Parfois, une fille devenue à demi hystérique sous l'effet du surmenage ou du haschich, se précipitait en hurlant dans la ruelle et se livrait là à des exhibitions que les patrouilles de police militaire interrompaient aussitôt par souci de la décence. C'est dans ce lieu pittoresque et approprié que je cherchai refuge, dans l'établissement de la mère Zoubida, jugeant, avec beaucoup de bon sens, que cette apocalypse m'offrirait plus de sécurité contre les recherches de la police militaire que n'importe quel autre lieu d'asile, depuis que les églises avaient perdu ce caractère qui leur fut jadis réservé. Je rongeai là mon frein pendant un jour et deux nuits dans des circonstances particulièrement difficiles.