Elle ne voulait plus entendre parler de ce maniaque. Elle parvenait à l'oublier, puis il lui apparaissait à nouveau comme un djinn. Il était accompagné d'une foule composite qui le suivait en se traînant ou en caracolant devant lui comme des chevaux. Elle quittait la chambre, elle s'asseyait dans le hall. Elle appelait le veilleur, il sortait de son réduit. Elle lui disait j'attends quelqu'un, il toussait. Elle tournait autour de lui, il se repliait derrière le rideau. Elle regrettait de n'être pas chez elle, même seule assise sur son canapé devant le téléviseur. Si elle s'était trop ennuyée, elle aurait grimpé sur l'escabeau pour capturer une ombre qu'elle aurait prise pour un insecte immobile dans un angle du plafond. Et puis, elle autait peut-être entendu sonner quelqu'un qui se serait trompé d'étage et lui aurait souri en s'excusant. D'autres se seraient succédé, certains auraient échangé quelques mots avec elle avant de reprendre l'ascenseur.

Elle était aussi bien dans cet hôtel. Elle avait la sensation agréable de ne se trouver nulle part, de ne plus subir le poids des pièces de son appartement chargées d'elle, de son angoisse, de sa mémoire collante et lourde. Elle s'est assise, son regard a balayé la pièce avec l'obstination d'une caméra de surveillance. Elle aurait voulu que surgisse un couple, ou plusieurs individus isolés, et que peu à peu le hall se remplisse à ras bord d'êtres humains.

Il ne se passait rien, et le veilleur restait derrière son rideau. En elle se formaient des cohortes de personnes indifférenciables, elle se sentait pareille à un pays envahi, avec ses réfugiés qui fuient dans tous les sens la peur au ventre.

Le rideau bougeait, mais le veilleur ne faisait pas son apparition. Elle traversait le hall, elle ouvrait la porte, elle marchait sur le trottoir. Si elle le voyait arriver elle se cacherait sous un porche, elle attendrait qu'il ressorte bredouille, qu'il disparaisse furieux. Elle rentrerait chez elle se coucher, oubliant cette nuit absurde qui ne lui aurait pas apporté la moindre joie.

Le veilleur avait refermé la porte. Elle a frappé, il est venu lui ouvrir. Elle lui a demandé s'il ne s'ennuyait pas un peu, surtout vers le matin. Il ne lui a pas répondu, il est retourné dans son réduit. Elle se demandait où il allait quand il avait fini son travail, s'il avait une affreuse chambre de célibataire, ou s'il vivait avec une femme, un homme, des enfants, ou seulement un animal roublard qui le menait par le bout du nez. Elle aurait voulu qu'il bavarde, s'il lui avait raconté sa vie elle ne lui aurait rien caché de la sienne, il aurait pu rire de ses ridicules comme se repaître de ses habitudes les plus intimes.

Elle regardait la rue, elle recommençait à lui parler. Elle voulait juste savoîr à quel étage il habitait, et si ce travail le rendait heureux. Il se levait peut-être dans la nuit pour uriner, et au réveil il entrouvrait sa fenêtre pour prendre des goulées d'air frais. Son téléphone sonnait une ou deux fois par an, et on ne venait jamais le voir. Chaque mois, il visitait une tante qui lui glissait une petite somme d'argent dans la poche de son éternel manteau prune. Mais il avait pour projet de couper les ponts avec elle afin d'être absolument seul et de pouvoir juger au bout de quelques mois si ce nouvel état lui plaisait.

Il se ferait même renvoyer volontairement de l'hôtel, il ne chercherait pas d'autre travail. Il resterait des journées entières dans sa chambre, et il s'apercevrait qu'il n'avait aucune vie intérieure. Les rares moments où il parviendrait à quitter l'état d'ennui perpétuel dans lequel il se trouverait plongé, c'est qu'il dormirait ou mangerait l'un des trois morceaux de pain dont il se nourrirait chaque jour. Il chercherait à penser, fixant le néon au-dessus du lavabo, l'armoire bancale, ou le motif du papier peint représentant des chevaux. Il mélangerait ces éléments dans sa tête sans rien obtenir du tout.

Il souffrirait d'une rage de dents, mais la douleur ne produirait qu'un phénomène marginal dans son cerveau qui n'embraserait pas assez de neurones pour faire naître une réflexion. Il penserait mettre fin à ses jours, et grâce au stress des derniers instants pousser son intelligence dans ses retranchements ultimes. Mais tout compte fait il préférerait prendre un nouvel emploi de veilleur de nuit. Il resterait des heures entières dans le clair-obscur, assis sur un inconfortable fauteuil en skaï noir. La réalité rebondirait sur son regard et son ouïe, et l'intérieur de sa tête serait vide comme si on venait à peine de la fabriquer. Il ne répondrait même plus aux clients qui lui demanderaient une chambre ou viendraient se plaindre d'une fuite. On le congédierait. À l'occasion d'une fête populaire, il mourrait cinq ans plus tard piétiné par la foule.

Elle remontait dans sa chambre. Elle se mettait au lit. Elle se demandait s'il existait un bonheur adapté à son cas. Elle se relevait, elle prenait une douche, se séchait à peine et retournait sous le drap. Elle avait froid, elle se roulait en boule devant le radiateur. Elle avait envie de redescendre et de courir dans la rue sans aucun vêtement pour voir si quelqu'un lui proposait un peignoir et une boisson chaude. Elle se redressait, elle finissait de se sécher. Quand elle est apparue à nouveau dans le hall, le veilleur discutait avec une vieille femme qui insistait pour obtenir une chambre. Il lui a proposé de somnoler là sur une chaise, il tamiserait les lumières afin qu'elle ne soit pas éblouie. Elle a refusé, elle préférait encore marcher toute la nuit plutôt que d'attraper une lombalgie. Il a disparu derrière le rideau sans lui dire au revoir. Elle a quitté l'hôtel en soupirant, chargée d'un sac d'où sortait la tête d'un chien de manchon.

Elle aurait dû la retenir. La femme lui aurait dit je cherche un endroit paisible pour mettre fin à mes jours, j'étoufferai mon chien avant pour qu'il ne souffre pas de mon absence, je ne peux pas me suicider chez moi, trop de choses me rappellent mon mari, mes enfants, la vie de famille que nous menions tous ensemble, bien sûr je pourrais continuer à vivre quelques années encore, mais je préfère devancer l'appel, avec l'âge la vie devient une véritable maladie dont chaque jour est un symptôme supplémentaire. Elle lui proposerait son petit appartement, elles s'y rendraient en taxi. Le chien serait si petit qu'elle le noierait dans une cuvette, puis elle sortirait de son sac un comprimé rouge qu'elle avalerait avec un peu d'alcool contenu dans une flasque en métal doré. Après avoir poussé un cri, elle tomberait morte sur le tapis.

Elle s'obligeait à rester assise dans le hall. Elle se sentait en présence d'une réalité à laquelle il lui fallait s'accrocher jusqu'au matin sous peine de perdre pied, de sombrer au plus profond d'elle et de souffrir davantage. Elle regardait le petit téléphone blanc sur le comptoir, elle aurait voulu l'entendre sonner pour que le veilleur vienne répondre. Elle entendrait sa voix, elle constaterait qu'il ne s'agissait pas d'un personnage qu'elle avait inventé cette nuit avec toute cette multitude qui l'avait traversée comme une rue.

Elle regardait le plafond, elle se trouvait moins réelle que les ampoules des spots. Elle ne pouvait espérer survivre qu'en s'arc-boutant aux objets et aux gens indubitables. Elle devait refuser d'imaginer qu'il existait peut-être quelque part une quinquagénaire, avec quatre enfants, habitant un pavillon entouré d'un collier de végétation, avec un portail repeint en vert chaque printemps par son mari qu'un travail accablant rendait chaque année plus abruti.

Elle s'est levée, elle a marché de long en large dans le hall. Elle faisait des efforts pour refouler cette femme, mais une autre luttait pour prendre sa place. Elle était célibataire, choriste, mais un physique bancal l'empêchait de devenir chanteuse. Chaque soir en rentrant, elle avait une crise de larmes, puis elle s'ouvrait une veine au-dessus du bac à douche. Quand elle se sentait prête à s'évanouir, elle comprimait la plaie avec de la gaze et du sparadrap. Le matin au réveil elle pleurait encore un peu, et elle prenait un copieux petit-déjeuner pour compenser la perte de sang de la veille. Elle ne se trouvait pas déséquilibrée, elle considérait son hémorragie quotidienne comme une soupape nécessaire. Elle en parlait parfois à des amies qui ne la détrompaient en aucune façon.

Un jour d'hiver, une extinction de voix l’a empêchée de participer à un spectacle. Elle s'esi entaillé profondément bras et jambes, sa colère était à ce point démesurée qu'elle n'a pas senti la douleur. Elle est morte. Les traces de sang ont été lessivées avant la réfection des peintures, des sols, et le remplacement de plusieurs vitres qui s'étaient fendues un jour de vent alors que plusieurs fenêtres étaient restées ouvertes pour rafraîchir l'atmosphère étouffante d'un mois d'août.

Elle s'est assise à nouveau, essayant de fixer le porte-parapluies en face d'elle. Elle aurait voulu que pareil à des serres son regard ne lâche jamais la réalité, comme si elle était une proie indispensable à sa survie.

Elle entendait le veilleur manipuler une casserole sur son réchaud. Il allait peut-être venir lui dire d'aller se coucher au lieu de rester à moitié courbée sur une chaise. Elle monterait à sa chambre, mais elle ne ferait que s'asseoir sur le lit. Elle laisserait la lumière allumée, elle se sentirait heureuse. Dorénavant elle profiterait de son temps de vie, à chaque instant elle convoquerait le bonheur. L'angoisse ne serait plus qu'un souvenir carbonisé dont l'oubli évacuerait la suie petit à petit. Elle marcherait du matin au soir émerveillée dans les rues pleines de foule. Elle passerait la nuit assise sur un tabouret dans sa cuisine, et la blancheur des murs suffirait à illuminer sa veille. Pourtant elle périrait en s'enfonçant un couteau dans l'œil. On la retrouverait six semaines plus tard le visage recouvert d'une croûte de sang aux reflets vert-de-gris.

Sa mère lui en voudrait d'avoir attenté à ses jours, elle refuserait d'aller la voir à la morgue. Elle déchirerait ses photos, et mettrait en pièces une vieille poupée que sa fille avait traînée toute son enfance et qu'elle gardait jusqu'alors comme une relique. Le jour de son incinération, elle organiserait une petite fête dans son appartement exigu. Ses invités seraient choqués par sa haine. Elle regretterait même de ne pas l'avoir battue quand elle était gamine, et bouclée adolescente dans un placard à balais. Elle lui reprocherait cette façon inadmissible de fausser compagnie, de laisser les autres se débattre. Elle aurait voulu pouvoir se venger, lui infliger un demisiècle de vie obligatoire et sûre. Elle lui souhaiterait même la vie éternelle qui l'aurait soustraite pour toujours au repos, au mol oreiller du cercueil, à la fraîcheur de la tombe. Elle vivrait encore seize années, et jusqu'au bout elle ne pourrait se résoudre à lui pardonner. Les derniers temps elle se convertirait même à une religion qui lui promettrait l'au-delà, afin de pouvoir la traquer tout au long de l'éternité et lui faire expier son suicide à jamais. Elle mourrait en été, sa gardienne assisterait à son enterrement. Malgré les promesses qu'on lui aurait faites, sa mort ne déboucherait sur rien, et les retrouvailles avec sa fille n'auraient par conséquent jamais lieu.