Son mari mangerait une poire. Elle dirait aux gosses d'aller se coucher, mais ils prétexteraient des devoirs de géométrie et d'algèbre. Elle aurait envie de les tirer comme des biches, et de les pendre par les pieds au plafond des toilettes.
Elle leur donnerait l'ordre de se mettre au lit et de ne pas se lever d'ici le lendemain. Ils auraient un air ahuri devant son autorité soudaine. Elle les giflerait, et courrait s'enfermer dans sa chambre. Le fusil serait chargé, elle n'aurait plus qu'à remplacer son thorax par une crevasse immonde bonne à nourrir les animaux nécrophages.
Elle appuierait une première fois sur la détente, elle serait assourdie par le bruit de la détonation. Elle tirerait une autre cartouche, et quand elle aurait épuisé la boîte elle se rendrait compte que le plomb n'avait même pas traversé la barrière de son chemisier.
Son mari entrerait dans la chambre, il se plaindrait d'un gant de toilette trop rêche. Il se coucherait, tandis qu'elle essaierait de se jeter par la fenêtre sous prétexte de fermer les persiennes. Mais l'air aurait une consistance, qui l'empêcherait de tomber avec l'obstination d'un mur.
Le lendemain, elle attendrait que son mari et ses enfants soient partis pour se donner en pure perte quelques coups de couteau. Puis elle sortirait, elle se jetterait sous les voitures, les bus, et les cars de tourisme qui feraient visiter la ville à des étrangers éblouis par le soleil levant. Ensuite, elle descendrait les escaliers du métro, elle se glisserait sous la première rame venue. Vers midi, elle découvrirait qu'elle n'avait pas quitté son domicile et qu'elle tournait en rond dans le salon, loin des fenêtres qui semblaient la rejeter comme une intruse. Assise sur une chaise, elle pleurerait jusqu'au soir.
En rentrant son mari lui trouverait un regard malicieux qu'il ne lui connaîtrait pas d'habitude. Il lui proposerait un dîner au restaurant en amoureux, une promenadé sur les quais. Elle lui dirait je t'en prie étrangle-moi avec ta ceinture. Il sourirait, lui promettant qu'ils loueraient pour les vacances un chalet au pied d'un glacier. Elle lui dirait jette-moi par terre, donne-moi des coups de pied dans les côtes jusqu'à ce que mon cœur s'échappe par ma bouche comme un crapaud. Il s'aspergerait d'eau de toilette, il se recoifferait, il tapoterait sa veste pour écraser un faux pli.
En réalité il ne serait pas encore rentré, elle se trouverait toujours seule dans l'appartement. Prisonnière de sa chrysalide, elle chercherait à s'anéantir, à bouter sa conscience hors de son cerveau.
Le soir finirait par tomber. Ses enfants arriveraient d'abord, elle aurait une prise de bec avec l'aîné à propos d'un vêtement déchiré. Son mari rentrerait tard, épuisé, il réclamerait un souper rapide. Elle garnirait une assiette d'un reste de la veille, et elle se plaindrait d'être encore plus fatiguée que lui. Elle quitterait la cuisine pour ne pas entendre ses reproches. Dans la nuit, elle se pendrait avec un câble à la balustrade du balconnet de la cuisine. Au matin, son mari la découvrirait tombée du lit et elle prétendrait avoir fait un cauchemar.
Elle passerait le reste de sa vie à chercher la mort. A quatre-vingt-sept ans elle essaierait encore plusieurs fois par semaine de se faire écraser, elle avalerait des saladiers de médicaments, et elle s'ouvrirait les veines dans la foulée. Elle finirait par périr d'un arrêt cardiaque alors qu'elle tenterait de s'étouffer en avalant l'une après l'autre les pages d'un vieil annuaire qu'elle aurait exhumé d'un placard.
Il serait là, elle se laisserait embrasser sur la joue malgré elle. Il lui dirait j'ai toujours adoré les hôtels, et elle se sentirait obligée de l'emmener dans sa chambre. Ils se déshabilleraient chacun dans leur coin, puis ils se comprimeraient dans le petit lit. Elle trouverait son organe pointu, ses doigts rugueux, ses gestes brusques. Il la pénétrerait, elle constaterait en regardant sa montre que les préliminaires n'avaient pas excédé six minutes. Elle arrêterait le coït en cours de route, prétendant n'avoir jamais raffolé du sexe. Il prendrait une douche, elle l'entendrait gémir quand il éjaculerait sous l'eau chaude. Avant de quitter la chambre, il lui enverrait un baiser du bout des lèvres. Elle aurait la certitude de l'avoir contenté, et comme pour se récompenser elle dormirait une demi-heure.
Il viendrait accompagné d'amis, et même de femmes qui la regarderaient avec des yeux pervers. Il arriverait seul, mais elle le sentirait canin, prêt à la mordre. Au contraire il se montrerait patelin, cherchant à atteindre son épiderme, à caresser ses muscles, son os iliaque. Il échouerait dans sa tentative, il s'assiérait à côté d'elle et chercherait à la séduire par la parole. Il serait bègue, elle rirait. Il la frapperait, elle tomberait assommée sur le carrelage.
Le veilleur de nuit s'approcherait, mais il aurait peur d'intervenir. Elle se relèverait en titubant, il s'excuserait pour son geste de colère. Elle ne se souviendrait plus de rien, il profiterait de son hébétude et il l'emmènerait. Il la dénuderait dans une petite chambre perdue au fond d'une cour. Elle se laisserait faire, elle lui dirait d'aller plus vite, de bâcler cette corvée comme dans son enfance elle bâclait les interrogations écrites de géographie. Il la retiendrait après l'amour, fermant la porte à clé, l'égorgeant pour l'empêcher de crier. Il téléphonerait à un ami qui ne voudrait pas l'aider à faire disparaître le corps. Il se constituerait prisonnier. Quinze ans plus tard, il passerait sa première nuit de liberté dans ce même hôtel où il serait venu la cueillir et dont il aurait rêvé pendant toute la durée de sa détention..
Il fallait qu'il vienne. Autrement la nuit serait trop longue, trop plate, elle serait désertique, sans le moindre bouquet d'arbres, la moindre pompe à essence avec une machine à boissons devant laquelle on peut espérer discuter cinq minutes avec n'importe qui. Elle aurait beau secouer le veilleur, il n'accepterait pas de converser avec elle. Et si de nouveaux clients arrivaient, ils avanceraient tête basse et ne répondraient pas à ses questions. Elle monterait se parler devant le petit miroir de sa chambre, mais les mots se dissiperaient sitôt dits. Alors elle marcherait d'un mur à l'autre, et sa vie passée remonterait en elle à gros bouillons.
Elle aurait voulu être enfin neuve, vivre la vie de tous ces gens qui se lèvent chaque matin la mémoire vide, prêts à affronter leur journée en ayant oublié la douleur de la veille.
Elle aurait voulu qu'une femme entre dans l'hôtel. Elle l'aurait suivie jusqu'à sa chambre. Elle serait restée debout dans un coin en silence, la laissant se démaquiller et se mettre au lit. Dès quelle serait endormie, elle s'agenouillerait à côté d'elle et poserait la main sur son épaule. Il lui semblerait alors que la femme tout entière se reformait en elle à sa place, et qu'elle n'était plus que sa peau.
La femme se réveillerait, elle lui demanderait de quitter sa chambre. Jusqu'à présent elle l'avait supportée, maintenant elle voulait passer le reste de la nuit tranquille. Elle comprenait sa mélancolie, elle aussi ne tenait à la vie que par un fil. Mais elle n'était pas solidaire des autres malheureux, elle était seule et elle voulait que jusqu'à la fin rien ne l'encombre.
Elle deviendrait violente, elle lui dirait vous sortez tout de suite ou je vous assomme avec le tiroir de la table de nuit. Elle reposerait sa tête sur l'oreiller, elle lui crierait à nouveau de s'en aller et elle se rendormirait.
Elle resterait encore un peu, à tergiverser dans la pièce, à respirer le parfum que dégagerait le corps de la femme. Puis, elle se sentirait oppressée par ce sommeil étranger qui répandrait son haleine autour d'elle. En partant elle ne fermerait pas la porte, comme si les visiteurs devaient se succéder à son chevet jusqu'au matin.
Elle restait droite, figée, les yeux scrutateurs face à l'espace vide. Derrière son rideau, le veilleur était invisible, on entendait parfois un bruit de tasse posée sur une table. Elle n'avait pas besoin d'attendre, il suffirait qu'elle aille surprendre celui-là dans son antre. Elle refuserait de boire son café, elle se laisserait serrer tout de suite contre le mur en se mordant les lèvres comme pour s'empêcher de crier durant une petite incision. Ensuite, elle reprendrait sa place dans le hall.
Quand il arriverait, elle lui dirait au revoir, je vais me coucher, je suis désolée de vous avoir dérangé pour rien. Elle monterait se barricader, il frapperait en vain. Il louerait une chambre contiguë, à travers la cloison il lui crierait des imprécations toute la nuit. Le lendemain, il guetterait sa sortie, l'attraperait, ne la quitterait pas de la journée, l'attendant même à la porte des toilettes et gardant une de ses mains prisonnière quand elle utiliserait l'autre pour manger. Il lui dirait qu'il l'aimait, elle protesterait, lui déniant le droit d'éprouver le moindre sentiment pour elle. Il l'enfermerait dans un coffre étroit comme un cercueil, elle serait nourrie par un orifice qui permettrait tout juste à une paille de se faufiler jusqu'à ses lèvres. Il la transporterait partout avec lui comme un gros bagage oblong qu'il n'ouvrirait jamais de crainte que le contenu s'en échappe. Elle mourrait au bout de quelques jours. Il l'abandonnerait chez des amis qui alerteraient la police. Il s'éteindrait en prison deux ans plus tard, la tête fracassée par un gardien qu'il aurait poussé à bout.
Le veilleur a fait une apparition. Il s'est promené dans le hall, ne s'intéressant qu'à ses souliers où scintillaient les lumières à chacun de ses pas. Elle aurait voulu prendre sa place, en échange d'un salaire attendre chaque nuit dans cet espace clos. Elle aurait recompté la caisse comme une gamine qui joue à la marchande, elle serait montée visiter les chambres vides et s'allonger au hasard des lits. Quand elle redescendrait, elle s'apercevrait que le hall avait été saccagé, la caisse fracturée. Elle s'enfuirait dans la ville. L'année suivante, son corps tombé de haut, brisé, anonyme, serait incinéré dans un nouveau crématorium dont elle serait la première recrue.
Elle est remontée dans sa chambre. Elle n'ouvrirait pas la fenêtre, elle n'éclaterait pas sur le trottoir. Elle essayait de contenir son cerveau afin qu'il ne se souvienne plus, qu'il n'imagine rien, qu'il devienne un fossile aux cellules minéralisées depuis plusieurs millions d'années. Elle sentait pourtant un homme se former en elle, et lui apparaître peu à peu avec ses problèmes de peau et son travail où il essayait sans succès de nouer des relations avec des clients, des collègues, des secrétaires au visage poisseux de fard. Son seul rapport avec une matière différente de la chair qui le constituait était celui qu'il entretenait avec les aliments. La nourriture lui semblait chaleureuse, bienveillante, elle le pénétrait comme une amie compatissante qui aurait voulu se nicher au creux de son estomac. Il était navré quand au terme de la digestion il était contraint de s'en séparer.