Elle abandonnait sa liasse de papier dans la poubelle d'une machine à café. Elle baissait les yeux dès qu'elle croisait un être vivant. Elle aimait cette peur d'être découverte qui lui était une distraction. Quand elle n'en pouvait plus de marcher, elle s'asseyait sur une chaise isolée. Elle résistait à l'envie de laisser tomber son menton sur sa poitrine et de somnoler. Elle essayait de garder les yeux bien ouverts, comme si le panneau en aggloméré sur le mur d'en face l'intéressait. Elle tournait la tête vers la fenêtre, elle regardait le plafond en essayant de se souvenir pourquoi dans son enfance elle aimait voir goutter l'eau.

Un jour, quelqu'un s'est arrêté devant elle, il lui a demandé si elle était bien la candidate qu'il attendait.

– Je suis enchanté de vous voir.

Il l'a propulsée dans un grand bureau.

– Je vous en prie.

Le siège n'était pas confortable. Il avait une chemise en carton rouge ouverte sur son sous-main, il se balançait dans son fauteuil en la regardant.

– Vous avez travaillé combien d'années dans ce secteur?

– Vous avez dit lors de l'entretien que vous pourriez vous expatrier?

– Vous n'avez pas d'attache actuellement?

– Vous êtes certaine que vous n'aurez pas d'enfant dans les années qui viennent?

Elle s'est levée. Il lui a demandé où était le problème, elle est partie.

Elle ne consulterait aucun médecin. Il était cinq heures de l'après-midi, il ne s'était rien passé de décisif depuis le matin. Elle avait vu le début d'un film, et elle était sortie de la salle de crainte d'y perdre quatre-vingt-dix minutes qu'elle ne retrouverait jamais plus. Sitôt dans la rue elle s'ennuyait déjà.

Souvent elle restait chez elle couchée, volets fermés, dans le clair-obscur des jours soudés l'un à l'autre comme des rails. Certaines nuits, elle imaginait une vie tranquille, avec un homme ordinaire, dans un appartement clair. Elle se voyait assise auprès de lui chaque soir sur le même canapé qu'ils déplieraient pour dormir quand ils estimeraient la soirée terminée. Après cinq ou six ans de vie commune, l'amour ne serait plus une astreinte et ils s'endormiraient apaisés sans l'avoir fait.

Mais parfois elle voyait une existence affreuse, une solitude effrayante, colmatée comme un sous-marin. Elle éclairait la lampe, elle faisait quelques pas dans la pièce pour se changer les idées. Elle trouvait dans la cuisine un morceau de pain ou une pomme. Elle s'asseyait sur le canapé, elle allumait la télévision. Elle téléphonait à quelqu'un, elle demandait qu'on vienne la chercher, qu'on l'emmène au théâtre, au restaurant, ou promener en voiture le long du fleuve. On lui répondait d'arrêter d'appeler en pleine nuit.

Elle ouvrait grand la fenêtre pour noyer sa tête dans l'air glacé. Elle apercevait des gens à l'intérieur d'une voiture garée en bas de l'immeuble. Elle aurait voulu qu'ils montent chez elle. Mais même s'ils étaient restés jusqu'au lendemain, ils ne seraient jamais parvenus à juguler son ennui.

Elle avait froid, elle a refermé la fenêtre. Elle s'est appuyée contre le radiateur, elle a pris un bain. Elle s'est couchée, elle a éteint. Elle n'a pas réussi à s'endormir. Elle a quitté son domicile. Elle savait que sa promenade ne lui apporterait pas la fatigue suffisante pour trouver le sommeil. Elle se ferait aborder par quelqu'un dont elle ne distinguerait que l'extrémité du nez à la lumière clignotante d'un magasin de cycles. Elle parviendrait à lui fausser compagnie, et elle marcherait jusqu'au matin.

Elle attendrait le lever du soleil devant les grilles encore closes d'un jardin public. D'abord, une lumière orangée apparaîtrait dans le ciel. Ensuite, il se mettrait à pleuvoir. Elle serait obligée de s'abriter dans une des guérites qui encadreraient le portail.

Elle resterait là longtemps, elle verrait les premiers passants surgir avec leur parapluie au bout du bras. Personne ne la remarquerait, on passerait devant elle comme si elle faisait partie du bois. Elle attendrait la fin de l'averse pour rentrer chez elle. Elle ne dormirait pas de la journée, ni de la nuit qui suivrait.

Elle en avait déjà assez de marcher, elle se disait qu'aucune personne en bonne santé mentale ne se trouverait à sa place en ce moment. La rue lui semblait sombre, elle craignait le rasoir d'un psychopathe ou les petites mains blanches d'un étrangleur. Elle a débouché sur une artère mieux éclairée. Elle croisait des couples qui parlaient fort comme s'ils se disputaient. Devant une poste, immobile sous les boîtes aux lettres, elle a vu un homme qui bavardait dans le vide. Elle s'est demandé dans combien de temps son psychisme se serait assez dégradé pour qu'elle tombe aussi bas. Elle pouvait aussi en réchapper, oublier à jamais les quelques années passées dans la solitude, l'angoisse, le refus obstiné de vivre.

Elle est entrée dans un café. Aplatissant les visages, les néons ne laissaient pas le moindre espace dans l'ombre. Elle s'est assise sur une banquette, elle a posé les mains sur la table. Elle regardait dans le vague. Elle se sentait soulagée, délivrée de toute cette nuit où elle était tombée en sortant de chez elle. La lumière la protégeait, rien ne pourrait lui arriver dans un lieu où tout était visible. Elle bénéficiait aussi de la présence d'une douzaine de clients disséminés autour d'elle. Il y avait même un bout de femme maigre figée devant sa tasse, elle avait l'air si triste qu'on aurait dit qu'elle était venue là pour mourir.

Le serveur s'est approché. Il avait un front agréable, elle n'avait qu'à lui proposer de partir avec lui à la fin de son service. Mais elle savait qu'ensuite la situation se dégraderait. Un jour il lui dirait de se mettre nue devant l'armoire de la chambre, et il prendrait des photos. Lors d'une réunion d'amis, elle aurait la surprise de voir son image épinglée sur les murs. On lui ferait compliment de ses formes, elle serait obligée de sourire. Quand les invités auraient quitté les lieux elle voudrait lui faire une scène, mais il la pousserait sur le lit où elle essuierait une humiliation supplémentaire.

Il avait quand même un peu de stupidité dans le regard. Elle a commandé, elle l'a regardé se diriger vers le comptoir. Il lui manquait un rien de déhanchement pour faire un amant. Mais s'ils rentraient ensemble cette nuit, ils auraient peut-être une ou deux heures de conversation, et une certaine complicité naîtrait entre eux. Elle regretterait qu'il s'en aille dès qu'il entendrait les grondements des premiers métros se répercuter dans la carcasse de l'immeuble. Elle lui laisserait son numéro, il ne l'appellerait pas. Elle n'oserait jamais aller le débusquer sur son lieu de travail.

Il l'a servie. Elle a vidé son verre. Puis un homme s'est posté devant elle, il lui a souri. Elle était contente, elle avait besoin de savoir que quelqu'un se trouvait là. Il lui a demandé s'il pouvait s'asseoir, il s'est assis. Elle n'avait pas envie de lui parler. Elle était juste sortie prendre l'air, comme on promène un chien cinq minutes avant de le claquemurer jusqu'au lendemain.

Il lui a touché le dos de la main. Elle s'est demandé si elle n'avait pas une possibilité de lui échapper. Elle pouvait prendre fa fuite, elle pouvait aussi l'informer de son manque de désir. Mais au fond ce type lui était égal, il n'avait rien qui puisse effrayer ou inspirer un quelconque dégoût. Elle en obtiendrait peut-être une secousse qui à un certain moment la soulèverait et lui ferait passer son perpétuel manque d'enthousiasme.

Il lui a dit qu'il habitait vraiment près d'ici, qu'elle n'aurait que quelques pas à faire. Dehors il lui a semblé qu'il faisait froid, que l'air sentait la neige. Par politesse il la questionnait sur sa vie, mais elle ne répondait pas. Il lui montrait en passant des maisons lézardées, s'épuisant à lui décrire le vieillissement des matériaux. Elle s'arrêtait souvent et s'adossait contre une voiture.

Parvenus chez lui, ils sont allés se coucher. Il s'est endormi tout de suite. Elle s'est demandé pourquoi elle l'avait suivi. Si elle restait jusqu'au lendemain, dès qu'il ouvrirait l'œil elle ne pourrait éviter le contact avec ses organes. Elle avait envie de retrouver son appartement, de s'allonger, de s'oublier comme un souvenir désastreux.

Elle a appelé l'ascenseur. Quand elle s'est trouvée au rez-de-chaussée, elle ne s'est pas souvenue des plantes vertes de l'entrée. Arrivée dehors elle n'a pas reconnu la place où était construit l'immeuble. Elle a consulté un plan de la ville, elle se trouvait à quelques rues de chez elle. Un taxi a ralenti à sa hauteur, elle lui a fait signe qu'elle continuait son chemin à pied. Elle ne voulait plus entrer en contact avec personne, elle avait besoin d'un sommeil noir comme de la terre.

Elle s'est couchée en arrivant. Elle n'a trouvé le sommeil qu'à huit heures du matin. Elle s'est réveillée à midi. Elle a examiné son visage dans la glace de la salle de bains, elle l'a trempé dans l'eau froide pour effacer les ridules qu'elle croyait voir poindre autour de ses yeux.

Elle n'a pas pris la peine de se maquiller. Elle se demandait jusqu'à quand sa vie serait faite de jours pareils. On aurait dû pouvoir les sectionner et les jeter avant de les avoir vécus. Elle s'est habillée, elle est sortie.

Le soleil rendait certaines personnes trop gaies, elles souriaient en se parlant ou en tournant la tête vers le ciel. Elle est montée dans un bus, elle a trouvé une place dans le fond. Il faisait chaud, les fenêtres ouvertes soufflaient un air tiède qui ne rafraîchissait pas l'atmosphère. Elle s'est levée, elle a marché dans le couloir. Trois adolescents stationnaient à l'avant. Elle leur en a voulu d'être à ce point jeunes, elle leur aurait bien injecté dix ou quinze années dans les veines pour qu'ils la rattrapent.

Elle avait soif. Elle est descendue à l'arrêt suivant. Elle est entrée dans un bar. Elle a regardé les titres d'un journal qui traînait sur le zinc à côté du sucre. Elle aurait voulu s'intéresser à l'état du monde et à tout le reste. Elle vivait dans une cabane en surplomb de l'humanité, elle n'éprouvait pas ses joies et elle ne se serait sentie solidaire de ses malheurs que si le déluge avait été sur le point de l'engloutir.

Le type de l'autre côté du comptoir lui a adressé la parole. Elle lui a répondu je circule pour passer le temps. Il lui a dit qu'elle pouvait toujours s'occuper, prendre un travail.