Manquant de charme, son fils resterait peut-être sur la touche. Il pratiquerait un onanisme acharné, comme s'il imaginait qu'il allait faire surgir une sirène par son méat. Il laverait lui-même son linge et mangerait des sandwichs penché au-dessus de 1'évier pour s'éviter la corvée de balayer les miettes.

Elle aurait voulu être endormie. Elle aurait aimé que son travail consiste à dormir. Elle occuperait un petit lit entreposé dans une pièce obscure. Parfois on lui demanderait même de faire des heures supplémentaires ou de dormir trois jours de suite, un mois, un an, dix, davantage encore et on ne la réveillerait que pour mounr.

Elle regrettait d'attendre si longtemps le sommeil, détaillant les murs et les objets comme s'ils étaient les minutes de son insomnie. Elle prenait une soucoupe dans le placard, elle la laissait tomber. Elle balayait les morceaux, elle cassait un verre et une tasse. Elle n'en pouvait plus de ce vide tout autour d'elle et dans son corps, elle aurait été en droit de se précipiter du haut de n'importe quel édifice pour se soulager. Elle n'aimait pas plus la mort que n'importe qui, elle la désirait seulement quand la douleur devenait intolérable, comme les torturés qui se jettent par la première fenêtre venue.

Elle aimait la vie, puisqu'elle était toujours là après tant d'années. Elle adulait sans doute la lumière, la nuit et le bruit que les paroles des gens produisaient à son oreille. Elle aimait la forme des rues dans la pénombre du crépuscule, et plus tard dans la soirée les ombres des dîneurs assis derrière les rideaux des restaurants. Elle aimait aussi les enfants, les chiens qui la bousculaient et les grandes jeunes filles dont le visage surmontait la foule. Elle aimait le printemps, l'été, le crissement sous les pieds des feuilles d'automne. Elle aimait le contact de la nourriture avec le palais, elle aimait même les petits embarras gastriques et les grippes qui plongent dans un état de douce langueur. Et si elle n'était pas sûre d'aimer la vie, elle aimait du moins cette certitude de pouvoir à tout moment l'interrompre.

Elle essayait de s'obliger à être gaie. Elle souriait, elle esquissait même un petit rire qui résonnait dans la pièce. Elle marchait dans l'espace réduit entre la table, les chaises et les lits. Elle riait plus fort, aux éclats, elle sautillait, et elle regrettait de n'en éprouver aucun plaisir. Au lieu de rire, elle s'est mise à émettre un son aigu, avant de se taire et de sangloter. Puis, elle s'est aspergé le visage d'eau froide. Il lui a semblé que les quelques larmes qu'elle venait de verser l'avaient vieillie d'un mois. Bientôt son visage ne serait plus qu'un paquet de rides grouillantes.

Elle ne regrettait pas sa vie, elle valait celle d'un animal de compagnie, ou même d'une amibe au fond d'un ventre. Elle n'enviait pas l'inertie des objets, ni les machines qui s'activaient sans jamais avoir ressenti la moindre sensation. Elle n'avait pas la force de se révolter, de se détacher des vivants, même si souvent le suicide lui semblait un plaisir dont par perversion elle reculait sans cesse l'échéance.

Elle en avait assez d'être debout à regarder les volets, les murs. Elle allait réveiller son fils et le promener dans les rues. Elle finirait par croiser des piétons attardés qui s'intéresseraient à elle et l'inviteraient à leur domicile. Elle leur raconterait une vie imaginaire, avec deux mariages et une petite fille étranglée par un clown. Mais son histoire ne les intéresserait pas, on finirait par la mettre dehors. Elle rentrerait, s'allongerait à plat ventre sur son lit avec l'oreiller sur la tête pour amortir le bruit des cris que pousserait l'enfant. Puis elle regarderait l'heure, elle se lèverait et se laisserait tomber dans sa journée comme dans une crevasse.

Le soir, elle n'irait pas chercher son fils, elle descendrait dans le métro, se laissant frotter par la foule comme si elle espérait qu'on l'use, qu'on la réduise à une tranche d'humaine trop fine pour être encore viable. Elle aurait voulu que des milliers de visages entrent dans sa mémoire, ils auraient tout aussi bien rempli sa solitude que le mobilier du logement et les mots sans suite qu'elle prononçait pour entendre le son d'une voix. Elle exigeait d'être vue, elle voulait d'un cerveau peuplé de physionomies qui la regardent, la scrutent, lui donnent la rassurante impression qu'on assiste à sa vie intérieure comme à un spectacle.

Elle s'est lavé les mains, puis elle s'est rongé les ongles assise sur une chaise. En définitive, elle ne voulait d'aucun visage, et toute présence l'aurait importunée. Le genre humain tout entier l'empêchait de dormir, seul le vide absolu finirait par lui procurer le sommeil. Même la présence de son fils constituait une gêne, elle avait envie de traîner son lit sur le palier, ou même de le descendre par l'ascenseur jusqu'au hall d'entrée. Si elle avait eu une corde elle l'aurait glissée le long de la façade comme un alpiniste à la jambe brisée.

Il existait peut-être quelque part des igloos en béton où l'on pouvait se faire enclore. Loin des lumières, des bruits, elle pourrait enfin s'assoupir, dormir, rêver, oublier toute cette vie où chaque instant avait été trop lourd, trop réel et qui l'avait fait saigner comme un calcul. Sa respiration se ferait plus lente, son cœur oublierait de battre, l'euphorie de la mort la gagnerait.

Enfant, elle aurait dû grimper sur un tabouret, et vider l'armoire à pharmacie familiale. Puis, elle se serait repliée à la cuisine pour se faire un petit festin de comprimés arrosés de limonade et de sirop.

Elle se demandait pourquoi il n'y avait pas des histoires drôles dans tous les recoins de son psychisme, ou alors des types qui n'arrêteraient pas de se marier avec de longues femmes aux grands sourires remplis de dents jaune canari.

Elle finirait par se pendre d'insomnie. Elle se mettait quand même au lit. Elle parvenait à s'endormir. Quand le réveil sonnait, elle titubait jusqu'à la fenêtre, elle laissait entrer la lumière. Même les jours de grand soleil, elle voyait bien que rien ne lui plaisait.

À son bureau, elle sentait que le temps devenait dur et incassable comme du verre blindé. À la cantine, elle participait parfois aux discussions. À son âge, les hommes la courtisaient moins qu'avant. Les premiers temps, elle avait cédé aux volontaires. Elle avait fait garder son fils à plusieurs reprises, passant le week-end entre les murs d'une chambre perchée au vingtième étage, ou dans une villa de banlieue agrémentée d'un jardin carré bordé de haies vives. Elle s'engouffrait avec satisfaction dans la vie d'un autre qui lui montrait des photos de son adolescence ou branchait la radio pour entendre un commentaire sportif pendant l'amour.

Elle n'avait de béguin pour aucun d'eux, elle se serait passée de leurs services sans regret. D'ailleurs, le jour où on lui a fait une réflexion, laissant planer la possibilité d'un renvoi si elle persistait à choisir ses amants dans l'enceinte de l'entreprise, elle n'a plus jamais répondu aux avances de ses collègues. Sa vie amoureuse s'est arrêtée là.

Désormais, elle évitait de se mettre nue devant son fils. L'espace où ils vivaient rétrécissait. L'enfant avait les épaules larges et de longues jambes. Elle lui laissait toute la place, dormant sur un matelas qu'elle déroulait au dernier moment. Elle lui avait acheté un bureau en bois clair et des rayonnages. Il ne s'installait jamais pour étudier, préférant inviter des camarades et chahuter. Elle essayait de le raisonner, il la poussait contre le mur et elle n'avait pas la force de se défendre. Quand elle se mettait à pleurer, il la prenait dans ses bras comme un amant.

Un jour il l'a blessée au coin de la lèvre, et comme pour se faire pardonner il l'a gratifiée d'un rapport sexuel. Elle a eu honte de l'avoir fait, elle a regretté d’être retournée le chercher à la maternité.

Par la suite il lui est arrivé souvent de profiter de son sommeil pour remplir une petite valise en skaï, et s'en aller sur la pointe des pieds. Une fois dehors elle marchait dans les rues, comme du temps de sa jeunesse elle regardait les façades des immeubles et se demandait pourquoi elle ne faisait pas plutôt partie d'un de ces cerveaux endormis de l'autre côté des volets clos. Elle se rendait à la gare, tournait en rond sur le parking. Elle ne savait pas si au matin elle aurait la force de prendre un train, s'installer ailleurs et se fondre dans un nouvel anonymat. Elle rebroussait chemin.

En rentrant elle avait la tête qui tournait, elle était obligée de s'asseoir. Elle se sentait nostalgique de l'époque où elle aimait tant le suicide qu'il pouvait lui servir de refuge à tout instant. Aujourd'hui, elle redoutait même la mort naturelle. Alors elle était prisonnière de la réalité, elle était obligée de se débattre dans son vase clos.

Elle s'étendait sur le lit, elle entendait déjà les premiers bruits de l'aube. Elle tremblait, elle avait l'impression que sa vie entière tenait en un seul souvenir glacé comme une couverture mouillée.

Elle se levait. Elle buvait des bols de café attablée dans sa cuisine minuscule. Elle entrouvrait les volets. Elle comprenait de moins en moins pourquoi elle se trouvait ici, plutôt qu'en bas, en face, ou dans l'avion qu'elle supposait de l'autre côté des nuages. Elle imaginait même qu'elle aurait pu exister à la place de son fils, jouant les deux rôles. Elle l'aurait éloigné, il serait parti pour n'importe quelle destination où il aurait bâti une existence autonome. À moins qu'elle ait profité de sa jeunesse pour exalter en lui le goût du risque et le perdre dans un impossible exploit.

Le gamin n'était plus scolarisé depuis des lustres. Il était devenu un adulte instable. Il se servait du domicile maternel comme d'un port d'attache. Mais un soir en rentrant elle a constaté que toutes ses affaires avaient disparu. Sans savoir pourquoi, elle a eu la certitude qu'elle ne le reverrait jamais plus.

Quinze jours après, son bonheur était déjà émoussé. Elle somnolait à son travail, dans son lit elle ne fermait pas l'œil de la nuit. Ses collègues prenaient rarement la peine de lui parler, et ils ne répondaient pas de bonne grâce à ses questions. Pour s'occuper, elle se maquillait durant les pauses. Elle voyait son épiderme qui s'effondrait, à présent il était à peine solidaire de l'os du visage.

Quand elle quittait son bureau, elle se jetait dans la foule comme dans une mer froide où il faut nager, se débattre pour éviter l'hydrocution. Elle remontait les rues, elle se sentait exister dans la bousculade. Elle ne voyait pas les visages, mais la race humaine la touchait de toutes parts. Elle faisait partie d'une colonie innombrable, elle filait au milieu de ses congénères. Elle avait besoin de se perdre, de percuter n'importe quel corps pour le plaisir de s'apercevoir que la solitude était absente, que quelqu'un était là, partout, en train de marcher, ou ailleurs immobile à l'intérieur d'un moyen de transport, d'une pièce d'habitation, ou même en équilibre sur la pente d'un toit qu'il réparait en pensant à une roue de vélo crevée pendue à un clou dans le garage de son pavillon.