Elle touchait un bras en passant devant un arrêt de bus, elle sentait monter en elle toute la personne à laquelle il appartenait. Elle la conservait dans son cerveau comme une connaissance déjà ancienne avec qui on peut évoquer des souvenirs communs ou entamer une conversation sur le sens de la vie. À force de frôler des individus, il lui semblait avoir en elle des attroupements, des murmures, des discussions, des cris de fous qui se battaient à l'écart comme des ivrognes. Elle n'était plus qu'un bâtiment où des gens entrent et sortent, où d'autres s'activent pendant des heures, où certains gisent sur le sol poisseux des parkings avec un blouson troué sur le visage. Le trafic de la ville se faisait en elle peu à peu, rien ne lui était extérieur. Elle était la boule du monde, avec ces villes lumineuses ou éteintes et toutes ces peuplades en pleine guerre ou dans le ravissement imbécile de la paix.

Un soir, pour fêter son départ à la retraite elle a bu un gobelet de champagne avec les gens du bureau. Il y a eu un discours rapide et un foulard en guise de cadeau d'adieu. Elle est rentrée chez elle, le chauffage de l'immeuble était en panne. Elle a ouvert la fenêtre, elle s'est penchée. Elle a constaté une fois encore que le vide l'effrayait.

Maintenant qu'elle ne retournerait plus jamais à son travail, elle se demandait s'il lui restait encore une relation, une connaissance quelconque, quelque part. Elle avait eu un embryon de conversation deux jours auparavant avec une petite caissière dans un supermarché du quartier. Mais ces filles ne restaient pas longtemps en poste, il était probable qu'elle n'aurait plus l'occasion de lui parler.

Les mois passaient, des saisons entières. Elle s'ennuyait, même si le temps s'écoulait beaucoup plus vite que dans sa jeunesse. Elle essayait de dormir jusqu'à midi, mais elle se réveillait souvent à l'aube. Elle sortait, achetant un objet insignifiant pour soutirer quelques secondes de bavardage au commerçant, ou s'accoudant au comptoir d'un café dans l'espoir d'établir un dialogue avec n'importe qui.

Elle regardait les clients, ils ne ressemblaient pas à un modèle, on voyait qu'on les avait fabriqués separément et qu’en ce moment aucun ne percevait la même chose. Ils faisaient des rêves dissemblables, leurs consciences étaient closes, scellées, et le mince filet de paroles qui s'en échappait n'était qu'un nuage d'encre crachotée qui les dissimulait tout à fait. Ils appartenaient chacun à une espèce dont ils étaient le phénomène unique, et quand leur vie s'achèverait elle disparaîtrait avec eux pour ne plus jamais resurgir.

Ils étaient une multitude de minuscules îlots à la dérive qui s'entrechoquaient sans jamais pouvoir s'unir. Leurs solitudes étaient innombrables, réelles, mais si rapprochées l'une de l'autre qu'on avait l'impression qu'ils ne formaient qu'une dense plaque humaine, vibrante, comme un bouillon de culture sous un microscope. Ils étaient incapables de communiquer, ils avaient beau produire des mots, s'envoyer des signaux, ils ne comprenaient que les émanations de leur propre cerveau. Durant toute leur existence, ils cherchaient en vain un contact tangible, hors de l'imaginaire du quotidien. Même leur mort était un événement intime qu'ils ne pouvaient partager avec personne.

Parfois d'un pas lent elle allait d'une table à l'autre, posant la main sur le dossier des chaises. On ne s'occupait pas d'elle, tout le monde l'ignorait. À sa place, d'autres auraient été heureuses de faire partie de la population encore en vie, déjà née, et pas de ce magma d'inexistences qui s'étaient volatilisées ce matin, l'an dernier, cent siècles plus tôt, ou de cette infinité d'existences incertaines qui naîtraient peut-être un jour si elles avaient de la chance.

À mesure qu'elle vieillissait, les gens se détournaient d'elle davantage. Ils considéraient sa présence comme un embarras sur leur territoire, et ils avaient honte pour elle quand elle osait ouvrir la bouche. Ils se demandaient pourquoi elle n'avait pas disparu à l'aube avec les détritus que les arroseuses municipales chassaient vers les bouches d'égout.

Elle avançait moins vite, elle ne s'éloignait plus. Il lui arrivait de rester une journée entière au lit en s'imaginant traverser une nuit d'été claire et bruyante.

Elle oubliait de s'alimenter, elle se souvenait d'une nourriture prise l'avant-veille qui lui tenait toujours au corps.

Le matin de sa mort elle a entrouvert la porte de son logement. Un voisin a remarqué sa dépouille qui dépassait sur le palier.

La veille au soir elle avait approché une chaise de sa fenêtre, elle s'était laissé caresser par le soleil couchant. Sa vie lui avait semblé lumineuse. Canicule, intempéries, elle avait l'impression d'avoir marché longtemps.

Promenade.