Elle est montée dans un wagon. Elle était debout, elle se laissait soutenir par la masse des autres corps. Elle fermait les yeux, elle essayait de se perdre dans un sommeil sans aucun rêve qui puisse refléter cette ville avec tous ses personnages intelligents comme des jouets.
Elle voyait en face d'elle les consignes de sécurité inscrites sur les vitres, avec derrière le paysage noir des tunnels. À chaque station, il y avait un remue-ménage, on la bousculait, elle changeait de position par rapport aux sièges et aux barres d'appui. La pression devenait plus forte, elle se trouvait au centre d'un groupe humain qui ne tenait aucun compte de sa présence et aurait dégagé sa responsabilité si elle s'était mise à vomir du sang. Elle n'opposait aucune résistance, elle s'abandonnait.
La rame est arrivée en bout de ligne, le wagon s'est vidé. Elle s'est assise sur un strapontin. Un employé est passé et lui a dit de s'en aller. Elle a marché sur le quai, elle a quitté la station. Elle ne connaissait pas ce quartier où la circulation lui semblait plus dense que partout ailleurs dans la ville. Elle ne savait pas où aller. Elle est entrée dans un supermarché. Elle prenait en main la marchandise, déplaçait les paquets de biscuits. Il y avait trop longtemps qu'elle se trouvait en contact avec l'extérieur, elle avait envie de retrouver son domicile, elle éprouvait un besoin aigu d'isolement.
Elle est sortie du magasin d'un pas rapide, les surveillants près des caisses l'ont dévisagée. Elle s'est arrêtée sur le trottoir, elle devait être loin de chez elle. Il n'y avait pas de station de taxi et aucun ne s'arrêtait quand elle levait le bras. Elle est montée dans un bus. Un type trop souriant l'a abordée. Elle n'est pas parvenue à s'en débarrasser. Elle est descendue, il ne l'a pas suivie.
Elle a croisé des enfants avec leur cartable sur le dos, ils s'échangeaient des bonbons aux têtes d'oiseaux. Elle aurait aimé pouvoir leur emboîter le pas, et s'apercevoir au bout de quelques mètres qu'elle s'était fondue dans leur petit groupe, riant des mêmes plaisanteries auxquelles elle ne comprendrait rien. Elle se mettrait dans le sillage d'une gamine, elles monteraient ensemble jusque chez elle. Ses parents ne seraient pas encore là, il y aurait un petit mot de recommandation dans l'entrée. Elles mangeraient des tartines, boiraient du lait et du jus de pomme. Puis, elles joueraient à quatre mains sur un piano rayé de partout et qui sonnerait faux. Ensuite, elles iraient à la salle de bains. Quand la mère rentrerait, elle les trouverait en pleine toilette face à face dans la baignoire. Elle se demanderait comment sa fille pouvait avoir une camarade paraissant aussi âgée.
Elle a téléphoné. Elle a réussi à joindre un ami qu'elle n'avait plus revu depuis l'an passé, il parlait à voix basse comme s'il y avait une autre personne à ses côtés.
– Tu viens me chercher?
– Oui, oui.
Elle a cru l'entendre ricaner avec quelqu'un. Elle a compris qu'il ne viendrait pas, elle a raccroché.
Elle ne voulait plus rentrer chez elle. Elle a marché un peu, elle s'est arrêtée. II y avait en face un hôtel d'allure modeste. Elle a traversé, elle a demandé au réceptionniste s'il lui restait une chambre.
– Au troisième étage à droite.
La chambre était nette, il y avait un lavabo et une douche encastrés dans un angle. Elle a jeté ses chaussures sur le lino, elle s'est allongée. Elle fermait les yeux, l'angoisse occupait entièrement sa conscience, il n'y avait pas de place pour la moindre sensation divergente. Elle se disait qu'elle était au monde pour endurer une souffrance inutile qui ne profiterait jamais à personne.
Elle rouvrait les yeux, elle allait s'asseoir à la petite table à écrire. II n'y avait aucune inscription gravée sur le bois, et le tiroir était vide. Personne ne l'attendait nulle part, elle pouvait être ici ou ailleurs tant qu'il lui plairait. Elle était libre à un point que peu de gens avaient jamais connu, elle pouvait même pour une fois ouvrir la fenêtre et tomber.
Il était dix-huit heures trente. Elle avait les pieds douloureux d'avoir trop marché. Elle a pris une douche. La savonnette semait le muguet, la serviette était petite et mince. Elle s'est mise au lit, la tête sous l'oreiller. Elle est parvenue à s'endormir, elle s'est réveillée vingt minutes après avec davantage de confiance en la vie. Elle est descendue, le réceptionniste lui a dit de garder la clé.
Elle avait besoin de dentifrice et d'une brosse. Il y avait une pharmacie un peu plus loin. Plusieurs clients attendaient leur tour, elle s'est assise sur la chaise qui trônait près du pèse-personne. Elle aimait l'odeur des médicaments, et les effluves des flacons d'essai d'eaux de Cologne. Un vieil homme avec des béquilles est venu se poster près d'elle, il a attendu qu’elle lui laisse la place. Elle s'est approchée des tubes de vitamines entassés dans une vasque en plexiglas. Elle aurait dû tout avaler à la fois, elle serait peut-être devenue optimiste.
En sortant de la pharmacie, la nuit tombait. L'absence d'un homme dans son orbe l'humiliait. Elle aurait pourtant rejeté n'importe qui, elle éprouvait d'emblée de l'écœurement pour la totalité de la race humaine.
Les gens rentraient chez eux, la plupart avaient fait des courses alimentaires dont le poids étirait leurs bras. Elle n'arrivait pas à comprendre pourquoi ils marchaient dociles sur ce trottoir sans avoir un désir furieux de se déserter, de s'abandonner sur place comme des coquilles vides.
Elle est entrée dans un petit restaurant. Elle était la première cliente, la serveuse lui a dit de s'asseoir où elle voulait. Les tables étaient carrées, des assiettes en faïence craquelée étaient disposées sur des nappes en papier gaufré. Il y avait des photos de sportifs aux murs. Elle a pris place sous un boxeur casqué de cuir.
Au lieu d'être seule dans cette salle, elle aurait pu se trouver en tête à tête avec un homme, une femme, ou prise en tenaille par un couple qui profiterait de sa présence pour régler ses comptes. Elle regarderait le pain, le carafon de vin, elle dessinerait du bout de l'ongle un pantin les bras en l'air sur sa serviette. Elle regretterait son lit, elle imaginerait un sommeil merveilleux qu'elle n'aurait jamais connu. L'homme lui demanderait son avis sur leur querelle, la femme lui saisirait le bras pour la retenir quand elle se lèverait pour partir. Le repas terminé, ils la ramèneraient chez eux. Elle devrait assister durant plusieurs heures au spectacle de leur haine. À la fin, dans un accès de colère ils la mettraient dehors.
Ils habiteraient en rase campagne. Dans la lueur qui précéderait le lever du jour elle distinguerait un petit bois sur un promontoire, mais aucun village ne serait visible à l'horizon. Dans le silence, elle entendrait leurs éclats de voix. Elle aurait froid, elle songerait qu'elle serait mieux dans la tiédeur de leur maison verdâtre comme un étang. Elle sonnerait plusieurs fois, la femme lui ouvrirait. Elle aurait le visage contracté par la rage, elle la ferait entrer sans lui prêter la moindre attention et elle retournerait aussitôt au salon. La querelle reprendrait à l'instant.
Elle trouverait refuge à l'étage. Elle se coucherait sur un vieil édredon dans un débarras poussiéreux. Quand ils la découvriraient en fin de matinée, ils auraient eu le temps de se calmer. Ils lui offriraient même une tasse de café avant de la raccompagner chez elle.
On lui apportait la nourriture, elle la mettait dans sa bouche et la mâchait avec autant d'indifférence que si ses dents avaient appartenu à la femme qui tenait la caisse ou au chien blanc endormi à côté d'elle sur une chaise. Puis, elle se ranimait, elle prenait à nouveau conscience de chaque détail, elle n'était plus une espèce de morte, elle était vivante du plus profond d'elle-même jusqu'aux endroits les plus reculés du restaurant, de la rue, et de tout le reste du monde.
Les clients arrivaient, il ne restait plus aucune table de libre. On a installé une femme en face d'elle. Elle lui a demandé son avis sur le plat qu'elle venait de finir. Elle ne lui a pas répondu. Elle lui a dit que son mari était à la clinique depuis quinze jours.
– Il ne souffre pas.
Elle en avait profité pour rendre visite à des amies, remplacer les vieilles chaises de la salle à manger. Elle prenait ses repas ici parce qu'elle n'avait pas envie de se faire cuire un beefsteak et de le manger toute seule debout devant la poêle encore grésillante.
– Vous ne trouvez pas que le pain est très mou?
Elle avait envie de lui enfoncer son couteau à viande dans la joue. Elle a laissé de l'argent à côté de son assiette, et elle est sortie sans répondre à la serveuse qui lui disait au revoir.
La rue était devenue glacée, un petit vent soufflait. Il était trop tôt pour rentrer à l'hôtel, elle a regardé des bijoux en argent dans une vitrine encore éclairée. Elle a voulu pousser la porte, elle était fermée, la vitrine s'est éteinte. Les trottoirs étaient déserts, les gens avaient grimpé dans les immeubles. Elle voyait leurs fenêtres illuminées, elle les devinait en train d'accommoder des aliments qu'ils allaient consommer en famille autour de la grande table ronde de la cuisine. Ils feraient sans cesse des réflexions aux enfants qui finiraient par s'en aller dans leur chambre en claquant la porte. Ils ne prendraient pas la peine de leur courir après. Pour clôturer leur repas ils mangeraient du fromage, des oranges. Ils se lèveraient de table, ils regarderaient la télévision, puis ils éteindraient et fermeraient les volets. Elle ne pourrait plus rien voir, même pas leurs ombres fugitives dans la lumière douce de leurs chambres.
Elle faisait exprès de raser les murs, comme si elle sentait une vibration à leur contact. Elle rêvait de participer un peu à la vie des autres sans les connaître, sans jamais avoir à leur répondre, à faire semblant de leur vouer une affection qu'elle n'éprouvait même pas pour elle. Cependant elle n'aurait pas voulu qu'une fenêtre s'ouvre pour un échange verbal impromptu à un ou deux étages de distance, elle aurait détesté plus encore qu'une porte soit poussée, qu'un corps s'approche, lui serre la main, l'invite à l'intérieur en la tirant de toutes ses forces comme une proie.
Elle est rentrée. Elle est remontée à sa chambre. Il n'y avait pas un bruit, l'hôtel semblait désert. Elle n'avait aucun moyen de se distraire. Elle s'est allongée sur le lit, elle a éteint la lumière. L'espace de quelques instants, l'obscurité l'a rassurée. Elle se sentait détachée de sa vie. La ville l'indifférait aussi. Elle était éloignée de tout, naufragée sans être jamais partie.