– Vous avez un fer à repasser?
Elle lui a donné aussi la planche qui était rangée dans le placard de l'entrée. La femme a repassé ses vêtements jusqu'à ce qu'ils soient tout à fait secs. Puis elle s'est rhabillée, et elle lui a rendu la robe de chambre.
– Combien je vous dois?
– C'est facile à calculer.
Elle l'a payée.
– Au revoir.
Elle espérait qu'elle n'essuierait pas un deuxième orage.
– À bientôt.
– Non.
La prochaine fois on enverrait sans doute quelqu'un d'autre.
Elle s'est sentie mal. Ce local soudain si propre la rejetait, il lui semblait que l'air qu'il contenait allait l'asphyxier comme un insecticide crève une mouche. Elle a bu plusieurs verres d'eau, elle a ouvert toutes les fenêtres. Le bruit de la rue lui donnait mal à la tête, quand un camion passait elle avait envie de crier plus fort que lui. Elle a pris le téléphone et elle s'est enfermée dans les toilettes qui étaient la seule pièce à peu près silencieuse de l'appartement. Elle a appelé un homme à son bureau, elle avait eu des relations avec lui deux ans plus tôt. Elle lui a dit qu'elle était libre ce soir.
– Tu peux me prendre chez moi.
– Je suis marié depuis septembre.
Il avait eu un enfant, il avait épousé la mère en fin de grossesse. À présent, il passait toutes ses soirées dans le cocon familial.
– Viens vers dix-huit heures.
Il a accepté, à condition de ne l'emmener nulle part et de s'en aller assez tôt pour être rentré chez lui vers vingt heures.
– D'accord.
Il a raccroché. Puis elle a appelé un type dont elle ne parvenait pas à se remémorer le visage, mais son numéro ne répondait pas. Elle a quitté les toilettes, elle est sortie de chez elle. En passant devant une boutique, elle a eu envie d'une robe. Avec toutes ces paillettes sur le col elle ne la porterait jamais. On la lui mettrait dans un grand sac en papier kraft, elle en serait encombrée, elle l'abandonnerait au pied d'une corbeille publique.
Un rayon de soleil rebondissait sur tous les pare-brise. Elle s'est dit que la lumière allait la dorer, lui donner la mine resplendissante d'une jeune femme sereine, au bonheur solide comme du métal. Elle était faite pour s'extraire de temps en temps de la nuit. Elle dodelinait de la tête, souriante, les yeux grands ouverts malgré la clarté, avec l'impression que tout le monde l'admirait sans comprendre comment un phénomène à ce point étrange et merveilleux pouvait se déplacer dans une rue aussi banale.
Elle s'est arrêtée devant une statue équestre. Elle s'est assise sur un banc. Elle se sentait moins exaltée, son existence n'avait plus dans son cerveau qu'une envergure moyenne. Elle acceptait même qu'une vie de famille la mette bientôt au pas, avec toutes ces corvées inhérentes aux reproduits, sans compter la pesanteur du reproducteur qui s'accorde tous les droits sur le corps de sa conjointe à chaque fois qu'il a été émoustillé par une femme croisée dans un train ou dans l'espace confiné d'un ascenseur. Elle réclamait cette punition, qu'on lui retire sa liberté, qu'on l'empêche de partir dans toutes les directions et de se perdre.
Elle était à l'ombre d'un arbre, elle regardait la ville aller et venir. Les voitures et les autobus luisaient, les piétons étaient mats, au-dessus le ciel bleu ne les réfléchissait pas comme un miroir. Rien ne la transperçait, les gens passaient autour de son corps scellé. Elle vivait à sa propre place, elle était sa reproduction intelligente et sensible. Il devait y avoir quelque part l'exemplaire original de ce qu'elle était, une femme en tout point semblable mais authentique, prête à aimer de tout son cœur, sans arrière-pensée, comme font toutes les humaines au moins une fois au cours de leur vie. Alors qu'elle était toujours restée derrière les sombres vitraux de son carmel intérieur, jetant parfois son corps aux hommes, mais ne leur accordant jamais que des sentiments maigres comme des clous, ou pas de sentiments du tout.
Elle pouvait rester là toute la journée, puis s'en aller d'un pas traînant quand la nuit tomberait. Elle aurait la sensation d'avoir perdu son temps, elle en éprouverait du plaisir. Elle achèterait un en-cas empaqueté dans un carton blanc et rouge. Il serait déjà trop tard, le type qui devait passer la voir avait dû la maudire et s'en retourner. Elle rentrerait chez elle s'installer devant le téléviseur avec la nourriture. Quand elle aurait fini de manger, elle se préparerait une tasse de thé. La soirée se prolongerait devant un film, puis à quatre ou cinq reprises elle donnerait des coups de téléphone à des gens absents.
Elle se mettrait au lit. Comme elle ne parviendrait pas à s'endormir elle rallumerait les lumières, la télévision, et ouvrirait le frigo plusieurs fois pour y découper les restes d'un fromage de chèvre. Puis elle irait dans la salle de bains, elle trouverait dans l'armoire un fond de masque de beauté dont elle s'enduirait le visage. Le sommeil ne lui viendrait pas de la nuit.
Elle s'est levée, elle a fait des pas sur le trottoir et elle est parvenue à un autre banc. Elle a marché encore, elle se disait qu'elle n'était pas responsable de ses pas. La ville était un terrain où on la déplaçait. Il n'y avait aucun but à sa démarche, il s'agissait juste de la faire fonctionner. Elle produisait des pas de plus en plus grands, puis de tous petits qui ne la faisaient avancer que d'un centimètre à la fois. Elle s'est rendu compte qu'on la regardait, une femme s'était même immobilisée pour mieux assister au spectacle. Tous ces gens aussi faisaient partie d'une mécanique dont le seul but était d'aller de l'avant, elle aurait pu les prendre à partie et leur dire qu'ils se trouveraient peur-être bientôt dans un état plus grave que le sien.
Elle a traversé la rue. Elle a pensé à son rendez-vous. Elle se disait que si elle prévoyait un petit dîner avec une bouteille de vin frais, elle parviendrait peur-être à lui faire oublier son foyer. Elle en aurait sans doute vite assez de lui, mais d'un autre côté elle se sentirait très humiliée s'il s'en allait dès la dernière goutte de sperme expulsée. Elle voulait qu'il prenne le temps de lui manifester son contentement d'être là, auprès d'elle, loin de son épouse. Il passerait la nuit chez elle, la reprenant au matin avant de partir à sa première réunion de la journée. Le soir elle le trouverait sur son palier en revenant de chez le dentiste, il aurait un cadeau dans la poche de sa veste. Ils feraient l'amour sitôt la porte de l'appartement refermée sur eux. Il éprouverait un plaisir si intense qu'il appellerait sa femme tout de suite après pour la prévenir de leur séparation. Ils passeraient une deuxième nuit ensemble.
Au matin, elle lui demanderait de ne plus revenir la voir. Elle trouverait bizarre ce grand escogriffe avec des yeux au bord des larmes. Quand il serait enfin parti, elle se dirait que la solitude lui convenait mieux que n'importe quelle vie de couple où on croupissait peau contre peau. Elle changerait les draps et désinfecterait les sanitaires.
Désormais, elle n'aurait plus de relations sexuelles qu'à l'extérieur, son appartement deviendrait un lieu confidentiel où elle pourrait se déployer tout entière et gratter ses plaies dont elle lécherait le jus à pleine langue. Elle garderait sa vie, ne la partageant jamais avec personne, et puis pour aller plus vite, elle mourrait une cinquantaine de mois plus tard, tombant d'un balcon mouillé de pluie et dépourvu de rambarde. Quelqu'un la verrait atterrir sur le bitume, il s'évanouirait et on le transporterait avec elle à l'hôpital. Il en sortirait le soir même, et elle serait inhumée le surlendemain. A quelques mois de là, après avoir reçu trois lettres recommandées du propriétaire, sa mère viderait enfin son appartement.
Elle n'avait aucune envie de faire la cuisine pour ce type. Elle a acheté des boîtes de conserve, des canettes de bière et des pommes. Elle garderait les boîtes pour elle, il grignoterait simplement un fruit en buvant son verre. S'il se révélait en mauvaise forme sur l'oreiller, elle lui ferait une réflexion.
En arrivant, elle a mis les bières au frais puis elle s'est fait couler un bain avec deux gouttes de parfum. Elle s'est dit que si elle restait nue, il n'aurait même pas à la déshabiller et que les choses seraient plus rapides. Il poserait son doigt sur le bouton de la sonnette, et douze minutes plus tard il serait à nouveau derrière le volant de sa voiture. Sa femme le trouverait même un peu en avance ce soir-là.
– Je me suis dépêché.
– La petite dort depuis cinq heures et demie.
– Je suis crevé.
Il mangerait une aile de poulet froid, supporterait quelques minutes de télévision à côté d'elle sur le canapé blanc. Ensuite, il somnolerait.
– Va te mettre au lit.
– Tu as raison.
A la fin de l'année, il serait licencié par l'entreprise qui l'emploierait. Il chercherait sans résultat un autre travail plusieurs années durant. Sa femme le quitterait. Seul, n'ayant plus droit à aucune prestation, il ne tarderait pas à se laisser digérer par la misère et disparaître.
Vers l'âge de sept ou huit ans sa fille demanderait à sa mère de se remarier avec un homme qui mette un peu d'ambiance à la maison. Elle en aurait assez de ces soirées sans fêtes, sans amis apportant jouets et petits cadeaux pour remercier de la charmante invitation à dîner. Elle voudrait partir en vacances dans la villa ensoleillée d'un beau-père fortuné. Elle s'amuserait à le pousser dans l'eau quand il ferait la sieste au bord de la piscine. Il serait susceptible, il demanderait à sa mère de l'expédier en colonie. La gamine ferait son sac la rage au cœur, on l'amènerait à la gare. Pour mécontenter sa mère, elle se jetterait sous un train. L'enterrement serait rapide, exécuté par des croque-morts crevant de chaud entre les tombes rouillées du cimetière de la bourgade.
La mère aurait envie de se précipiter du haut de la falaise afin de rejoindre sa fille tout de suite dans le petit caveau dont elle aurait fait l'acquisition la veille. À l'aube, une vague rejetterait son cadavre entre deux rochers. Le jour de l'inhumation, bien que triste, le mari resterait à la villa pour recevoir un couple d'amis invités de longue date. Le lendemain il les emmènerait avec lui fleurir la tombe. Il n'aurait pas le moindre goût pour le suicide, il aurait aimé pourtant s'allonger immobile à côté d'elles, et se reposer à jamais de sa vie professionnelle épuisante. Son existence se poursuivrait dix années encore.