Un caricatural planton s’introduisit timidement dans le bureau du chef du service des renseignements.

— C’est un huissier du cabinet, dit-il, qui fait demander à mon colonel de bien vouloir descendre tout de suite voir M. le sous-secrétaire d’Etat.

Hofferman leva la tête, étonné.

— Moi ? vous êtes sûr que c’est moi ?

— Oui, mon colonel.

— C’est bien, j’y vais.

Le planton s’éclipsa. Hofferman resta un instant songeur, puis brusquement se levait, entrouvrait la porte de la pièce voisine et s’adressant au commandant Dumoulin :

— Je descends un instant, le sous-secrétaire d’État me demande…

Le colonel, à pas pressés, parcourut les interminables couloirs qui le séparaient du bâtiment dans lequel étaient aménagés les bureaux du sous-secrétaire d’État.

— Que peut-il donc me vouloir ? se demandait le colonel Hofferman en pénétrant dans le cabinet du ministre.

M. Maranjévol n’était pas seul dans son vaste salon : en face de lui, se tenant à contre-jour, se trouvait un homme d’assez haute stature et dont les cheveux rares bouclaient légèrement.

Le sous-secrétaire d’État se leva de son fauteuil et, sans le moindre préambule, fit les présentations :

— M. Juve, inspecteur de la Sûreté… Colonel Hofferman, chef du Deuxième Bureau…

Le policier et le militaire s’étaient salués gravement.

Un peu froids, ils attendaient en silence que M. le sous-secrétaire d’État voulût bien amorcer l’entretien.

M. Maranjévol, en deux mots, expliquait qu’à la suite d’un bref entretien avec Juve, au sujet de la mort du capitaine Brocq, il avait cru nécessaire de le mettre en rapport avec le colonel Hofferman.

— Ma foi, monsieur, déclara-t-il d’une voix sèche, je suis fort heureux de la circonstance qui nous réunit. Je ne vous cacherai pas que je suis étonné, très désagréablement étonné même, de votre attitude depuis quelques jours à propos de ce malheureux drame. J’ai toujours considéré jusqu’à présent que la personnalité privée d’un officier, surtout d’un officier de l’État-Major, était une chose quasi-inviolable. Or, il m’est revenu qu’à la mort du capitaine Brocq vous vous êtes livré, non seulement à des enquêtes minutieuses sur les circonstances ayant accompagné le décès, mais encore que vous aviez perquisitionné au domicile du défunt, sans nous en aviser au préalable. Je ne puis admettre cette façon de procéder, et je me félicite d’avoir l’occasion de vous le dire !

Pendant que le colonel parlait, M. Maranjévol roulait de bons gros yeux étonnés, inquiets, considérant successivement le militaire et le policier.

Mais l’inspecteur était resté impassible sous l’orage ; il dit à son tour :

— Je vous ferai observer, mon colonel, que s’il s’était agi d’une mort naturelle, je me serais contenté de vous restituer les documents qui avaient été recueillis au commissariat de police ; mais, comme vous l’avez su probablement, le capitaine Brocq a été tué, tué d’une façon mystérieuse. Je me suis donc trouvé en présence d’un crime, et d’un crime de droit commun : l’enquête à faire relevait de l’autorité civile et non de l’autorité militaire, croyez bien que je sais mon devoir !

Juve avait prononcé ces paroles avec le plus grand calme, apparent tout au moins.

Le colonel répliqua :

— Je persiste dans mon opinion ; vous n’aviez pas à vous immiscer dans une affaire qui ne regarde que nous ; la mort du capitaine Brocq coïncide avec la disparition d’un document secret, est-ce à vous ou à nous de le rechercher ?

Après une hésitation, Juve rétorqua simplement :

— Vous me permettrez de ne pas répondre sur ce point.

Il y eut encore un instant de silence glacial.

Le colonel Hofferman, avec une brusquerie toute militaire, venait en effet de mettre le doigt sur la plaie, toujours béante, qui irrite depuis de longues années les services de la Sûreté et ceux des renseignements militaires lorsque, par suite des circonstances, ils sont appelés à intervenir parallèlement.

Sans cesse, dans des affaires d’espionnage, il y a conflit.

Le colonel Hofferman, se méprenant à l’attitude du policier, triomphait et, se tournant vers le sous-secrétaire d’État :

— D’ailleurs, poursuivit-il, j’estime que l’on a fait beaucoup trop de bruit autour du décès du capitaine Brocq. Cet officier a été victime d’un accident que nous ne pouvons pas discuter, voilà tout, et peu importe. Nous autres, militaires, nous sommes partisans de la politique des résultats. À l’heure actuelle, un document nous manque, nous le cherchons : qu’on nous laisse agir. Et, monsieur le sous-secrétaire d’État, j’en reviens toujours à ma première question : Que diable la police a-t-elle été faire chez le capitaine Brocq ? Véritablement, plus la Sûreté va, et plus elle s’arroge des pouvoirs inadmissibles.

Juve, non sans difficulté, s’était contenu, mais décidément le colonel Hofferman allait trop loin. À son tour, le policier éclata :

— Monsieur le sous-secrétaire d’État, déclara-t-il de sa voix chaude et vibrante, je ne puis accepter de pareilles observations. J’ai là, dans mon dossier, les preuves matérielles que l’assassinat du capitaine Brocq est entouré des événements les plus mystérieux et aussi les plus graves. En bonne logique, qui veut connaître la fin doit être au courant des moyens, et pour comprendre quelque chose il faut avoir commencé par le commencement. C’est ce commencement que j’apporte, il vaut la peine d’être étudié, monsieur le sous-secrétaire d’État, je vous en fais juge…

Pris entre deux feux, M. Maranjévol faisait une figure désolée… Mais il n’y avait pas moyen de reculer !

M. le sous-secrétaire d’État, décrochant un récepteur de son téléphone privé, avisa le directeur de son cabinet que, par suite d’incidents imprévus, il ne recevrait pas de la matinée.

M. Maranjévol désigna d’un geste las deux sièges à ses interlocuteurs et invita Juve à s’expliquer.

— Mon Dieu, monsieur, commença l’inspecteur qui avait retrouvé tout son sang-froid, je ne vous retiendrai pas bien longtemps. Vous savez dans quelles circonstances j’ai été amené à découvrir que le capitaine Brocq avait été mystérieusement assassiné ! Il m’importait au plus haut point de préciser quels étaient les tenants et aboutissants de cet officier. J’avais à me renseigner sur sa vie privée, à connaître ses relations, ses fréquentations habituelles, afin de pouvoir, étant documenté sur sa personnalité, examiner qui, dans son entourage, aurait eu l’intérêt à le faire disparaître. Je me suis rendu au domicile de Brocq, rue de Lille, pour y recueillir diverses dépositions dont j’ai le texte dans mon dossier. Je vous en épargne le détail. Il en ressort que le capitaine Brocq recevait régulièrement la visite d’une femme qu’il n’a pas encore été possible d’identifier mais que nous connaîtrons prochainement. Faisons, voulez-vous, messieurs, cinq minutes de psychologie. Dans les suppositions que je vais formuler, l’avis du colonel Hofferman me sera fort précieux. Si j’en crois mes enquêtes, le capitaine Brocq était un homme simple, modeste et travailleur, un esprit sérieux, modéré. Définissons l’homme d’un mot : un bourgeois. Cet officier célibataire avait-il un tempérament de coureur ? Vous me permettrez d’en douter ; si le capitaine Brocq avait une liaison et une liaison irrégulière, c’était assurément pour le « bon motif ». Brocq devait être un esprit trop droit pour consentir à l’idée de ne pas régulariser plus tard sa situation. Est-ce là votre avis, mon colonel ?

Hofferman, avec franchise, répondit :

— C’est mon avis. Je vous rends justice, monsieur Juve. Tel était bien le caractère du capitaine Brocq. Mais je ne vois pas où vous voulez en venir ?

— À ceci, reprit le policier : parmi les relations du capitaine Brocq, se trouve la famille d’un ancien diplomate d’origine autrichienne, M. de Naarboveck. M. de Naarboveck a une fille d’une vingtaine d’années, M lleWilhelmine, laquelle, au lendemain du décès a fait preuve d’un désespoir profond et d’une émotion intense ; je n’irai pas jusqu’à prétendre que M llede Naarboveck était la maîtresse du capitaine Brocq… mais je vous le laisserais volontiers supposer.