— Tu sais, ma petite Bobinette, que je t’ai instituée ma légataire universelle, s’écria le capitaine. Je voudrais te montrer… c’est au sujet de l’orthographe exacte de ton nom, car en somme tu t’appelles Berthe…

Mais la jeune femme s’était avancée et, prestement subtilisait sur le buvard une feuille de papier mauve où quelques lignes étaient tracées :

— Ah ! canaille ! s’écria-t-elle, tandis qu’elle parcourait la lettre, simulant une colère, je t’y prends, tu écrivais à une femme ! Hé ! ça commence bien :

« Ma petite chérie adorée, comme les heures me paraissent longues lorsque j’attends… »

— Mais comprends donc, grosse sotte, que c’est à toi que j’écrivais, il y a deux heures de cela… Tu sais, j’ai perpétuellement peur que tu ne viennes pas à nos rendez-vous et comme tu arrives toujours en retard…

Bobinette, rassurée, aida Brocq à inventorier son tiroir. Décidément le capitaine manquait d’ordre. Pêle-mêle, voisinaient des lettres de famille, des pages entières de chiffres, des documents militaires autographiés, et même quelques billets de banque.

Mais bientôt Bobinette remarquait quelques lignes de son écriture sur des feuillets qu’elle connaissait bien !

Elle feignit l’indignation :

— C’est abominable, s’écria-t-elle, de me compromettre comme tu le fais… Vois mes lettres… des lettres d’amour… des lettres intimes qui traînent… n’importe où !… Non, décidément…

Brocq rectifiait :

— Tu fais erreur, ma chatte, tes chères épîtres sont précieusement conservées par moi… réunies… tiens, les voilà toutes ensemble… oh, elles sont peu nombreuses… mais il n’en manque pas une !

— Tu en es certain ?…

— Je te jure…

Cependant le capitaine, poursuivant son idée fixe, retournait dans la chambre à coucher espérant y trouver l’acte de donation sur lequel il ne pouvait remettre la main dans son bureau.

— Viens avec moi, Bobe, fit-il.

L’officier, passé dans l’autre pièce, ouvrait un petit secrétaire. Il se croyait suivi de sa maîtresse, mais celle-ci demeura dans le bureau.

— Bobinette ? appela-t-il de nouveau, étonné d’être seul.

Brocq rebroussa chemin.

Il se heurta à la jeune femme qui d’un geste furtif cachait quelque chose dans son manchon.

— Eh bien ?

— Eh bien ?

Ils se regardèrent un instant silencieux…

— Que faisais-tu donc ? interrogea Brocq, soupçonneux.

— Rien ! déclara froidement Bobinette.

Mais le capitaine lui prit les mains, inquiet, courroucé presque…

— Dis-le moi ?…

La belle rousse bondit en arrière et d’un air de défi :

— Eh bien oui ! je les ai reprises, mes lettres, elles sont à moi… je les voulais… Ça me dégoûte qu’elles traînent partout dans ton appartement… Tu trouves ça drôle que ton ordonnance les lise à sa payse ?… que ta concierge soit au courant… Vraiment, vous autres hommes vous n’avez aucun tact, aucune délicatesse…

— Bobinette, supplia le capitaine.

— Non, non et non.

Et comme l’officier pâlissait, pris d’un scrupule, elle ajouta, un peu plus douce :

— Mais grosse bête, ça n’a aucune importance… te voilà troublé comme un collégien… plus tard… je te les rendrai… quand tu seras sage… allons, embrasse-moi… ! Dis-lui à ta petite Bobe de ton cœur que tu n’es pas lâché… ou sans cela je pleure…

Le capitaine Brocq, interdit, la considéra tristement.

L’aimait-elle vraiment, cette femme aux allures fantasques, indépendantes, cette femme insaisissable, qui jamais ne s’abandonnait toute ? était-il dupe, lui Brocq, d’une comédie, consentait-elle par pitié, sympathie seulement, ou encore habitude ou pis encore, intérêt, ces rendez-vous trois fois la semaine ?… alors que Brocq aurait tout abandonné pour ne point les manquer…

Brocq, sitôt sa maîtresse partie, allait à la fenêtre, la voyait tourner au bout de la rue de Lille, s’engager dans la rue des Saints-Pères, prendre la direction des quais.

Mais tandis qu’il la regardait il tressaillait.

Du manchon de Bobinette sortait un rouleau de papier… Brocq connaissait ce papier, son aspect, sa couleur lui étaient familiers… Si grandes cependant étaient alors ses préoccupations amoureuses qu’il oublia aussitôt ce détail.

Les événements devaient l’obliger à y repenser un peu plus tard.

***

— Nom de Dieu ! hurla le capitaine Brocq qui, d’un coup de poing assené sur son bureau avait fait trembler les papiers qui gisaient alentour… Nom de Dieu ! c’est impossible !…

Cinq heures ! Il était plus que temps d’aller au ministère. Revêtant, en hâte son pardessus, coiffant son chapeau, le capitaine était allé dans son bureau chercher la grande serviette de cuir qu’il emportait habituellement avec lui pour transporter ses travaux du Bureau à son domicile.

Brocq, qui, vu ses connaissances toutes particulières de l’artillerie de forteresse, avait été chargé de mettre au point un travail confidentiel sur la défense des forts de l’Est de Paris et la répartition des effectifs des compagnies d’ouvriers en temps de mobilisation, avait cherché fiévreusement son rapport relativement peu volumineux dans ses tiroirs.

Or, depuis dix minutes déjà il fouillait avec anxiété et ne trouvait rien.

— C’est impossible… avait-il crié, jurant tout haut, comme pour mieux se convaincre lui-même ; le titre est en grosses lettres, j’ai écrit «  Confidentiel » en rouge sur le côté et c’est deux fois souligné. Impossible que ces papiers me passent inaperçus sous les yeux…

Brocq à plusieurs reprises bouleversa ses documents, secoua sa serviette, retourna son sous-main. Il haussa les épaules, agacé :

— Cette excellente Bobinette, se dit-il, en farfouillant par ici a complété mon désordre déjà bien grand !

Mais il s’arrêtait soudain. Il tomba dans un fauteuil, une sueur d’angoisse lui perlait au front.

Le souvenir du rouleau de papiers qui sortait du manchon de sa maîtresse lui revenait soudain à la mémoire.

— Mon Dieu, proféra-t-il, pourvu que ?…

Il n’acheva pas sa pensée…

Un instant il venait d’avoir l’idée que, par étourderie, par maladresse involontaire assurément, Bobinette avait pu prendre ce document pour envelopper ses lettres, sans même s’en douter.

Oui, la jeune femme emportait, peut-être à son insu, un plan secret de mobilisation… ah ! c’en était une aventure… et si le plan s’égarait ?… tombait dans la rue ?…

Brocq maudissait de plus en plus son désordre, mais l’instant n’était pas aux réflexions, il fallait agir, retrouver à toute force la pièce égarée. Brocq en était sûr, le document n’était plus chez lui…

***

— Bonjour, mon capitaine !

Le gardien de la station des fiacres du quai des Saints-Pères, au coin du pont, saluait, d’un accueil cordial, l’officier qu’il connaissait bien de vue.

Le capitaine Brocq l’interrogea, haletant :

— Dites-moi ! tout à l’heure, il y a dix minutes, cinq minutes… n’avez-vous pas vu une femme… une femme jeune… un peu rousse… passer par ici ?…

Le gardien de la station interrompit l’officier :

— Ma foi, mon capitaine, ça tombe à pic, il n’y a pas deux minutes qu’une femme, comme vous dites… et même plus jolie que ça… ma foi, est montée dans un taxi, celui de tête…

— Ah ! savez-vous quelle adresse…

— Ma foi, oui, j’étais tout près… à la toucher, quand elle a parlé au mécanicien…

— Eh bien ? interrogea Brocq.

— Ma foi, qu’elle a dit, conduisez-moi au Bois ! Et la voiture a tourné par le pont des Saints-Pères, probable qu’elle a pris le quai des Tuileries ensuite ?…

Le capitaine coupa la parole au gardien :

— Le numéro… le numéro de ce taxi ?

— Attendez donc ?… on va le demander au sergent de ville du kiosque ; il l’a sûrement inscrit comme d’habitude !

***

Trépignant d’impatience au fond d’un landaulet dont il avait fait abaisser la capote afin de mieux voir autour de lui, le capitaine Brocq, à tout hasard s’était élancé à la poursuite, plus ou moins hypothétique, du 249-B Z, le taxi-automobile où était montée Bobinette.