— Oh, parfaitement, monsieur. Le baron de Naarboveck donne prochainement une fête à laquelle devait assister le capitaine. Comme il était très artiste nous comptions lui demander de faire quelques menus à l’aquarelle. J’allais chez lui de la part de M lleWilhelmine…

La conversation s’arrêta court.

Fandor s’était soudain retourné ; derrière lui, depuis quelques instants déjà, sans doute, se tenait quelqu’un qu’il n’avait pas entendu entrer.

C’était un homme à moustache toute blanche, portant les favoris et l’impériale, à la mode de 1850.

Fandor avait reconnu le baron de Naarboveck, il allait s’excuser de n’avoir point remarqué son arrivée, mais le baron, très cordialement, sourit au journaliste et avec une bonhomie affectée :

— Pardonnez-moi, monsieur Fandor, de n’avoir pu vous recevoir moi-même, mais j’avais un invité. Au surplus, M lleBerthe a dû vous dire quelles étaient mes théories sur l’interview…

Fandor esquissa un geste.

— Oh ! elles sont catégoriques, mais cela ne doit pas vous empêcher, monsieur Fandor, de prendre une tasse de café avec nous… j’ai la plus grande estime pour votre directeur, M. Dupont (de l’Aube), et la façon dont il vous recommande fait que j’aurais scrupule à ne pas vous considérer comme un des nôtres, comme un ami.

M. de Naarboveck, familièrement, avait posé sa main sur l’épaule du jeune homme que confondait tant de bonne grâce ; il le fit passer dans la pièce voisine.

C’était une bibliothèque, très haute de plafond. La pièce sobrement meublée était élégante, soignée. Devant une grande cheminée de bois, deux jeunes gens se tenaient debout, causant familièrement.

Ils s’arrêtèrent à l’entrée du journaliste que présenta le baron de Naarboveck, tandis que venait derrière eux M lleBerthe.

Jérôme Fandor s’inclinait devant les personnes qu’il ne connaissait pas encore :

— Monsieur Jérôme Fandor, avait dit Naarboveck.

Puis il nommait :

— Mademoiselle de Naarboveck, ma fille… Monsieur de Loubersac, lieutenant de cuirassiers…

Un silence plana après ces présentations aux allures solennelles.

— Sans cet animal de Brocq et la marotte de Dupont (de l’Aube), se disait Fandor, je serais actuellement en train de m’endormir dans mon sleeping et de rouler vers Dijon !…

M llede Naarboveck, avec l’aisance d’une maîtresse de maison, offrait au journaliste une tasse de café brûlant, M lleBerthe lui proposait du sucre.

Fandor remercia, encombré par sa tasse, obligé de répondre en même temps aux deux femmes et à M. de Naarboveck, qui, comme s’il s’en souvenait tout d’un coup, lui disait :

— Mais, monsieur Jérôme Fandor, vous portez un nom qui évoque bien des choses ! N’est-ce donc pas vous, ce fameux journaliste que l’on trouvait sans cesse, il y a quelques mois, à la poursuite d’un mystérieux bandit appelé Fantômas ?

Entendre parler de Fantômas dans ce milieu si simple, si naturel, si bourgeois, où étaient réunis des gens dont la vie au grand jour ne devait être affectée par aucune complication, troublée par nul mystère ! Évidemment, Fantômas, le criminel, les aventures, la police et le reportage, cela devait être pour eux de l’imaginaire, du roman, de l’hébreu !

Cependant, aux dernières paroles de M. de Naarboveck, M lleBerthe s’était rapprochée du journaliste et le considérait avec curiosité :

— J’ai lu, en effet, monsieur, fit-elle, beaucoup de choses sur les étranges affaires dont M. de Naarboveck vient d’évoquer le souvenir.

« Mais, dites-moi, monsieur, voulez-vous me permettre de vous poser une question ? peut-être sera-ce mon tour d’être indiscrète…, mais vous l’étiez bien tout à l’heure ? »

— C’est un engagement formel de vous répondre que vous exigez de moi, mademoiselle ?

Bobinette hocha la tête d’un air gamin et, tout en sollicitant d’un coup d’oeil lancé à M. de Naarboveck une approbation que celui-ci consentit d’un léger hochement de tête. Tout naïvement, elle demanda à Fandor :

— Dites-nous, monsieur, qui est-ce, Fantômas ?

Quoi répondre ?

On avait compris à l’attitude de Fandor combien la question était faite pour le surprendre.

Mais de sa voix un peu sèche et cassante, M. de Loubersac donnait son opinion :

— Mon cher baron, déclara-t-il en s’adressant à M. de Naarboveck, ne trouvez-vous pas qu’on nous a suffisamment bernés depuis quelques années avec les histoires de Fantômas ? Pour ma part, je n’y crois guère.

— Mais, monsieur, interrompit timidement M lleBerthe, qui, toute rougissante, osait à peine lever les yeux sur le beau lieutenant de cuirassiers, mais monsieur, on a pourtant bien souvent parlé de Fantômas ?

L’officier toisa la jeune femme d’un regard à peine esquissé, mais qui la troubla profondément, et Fandor qui suivait ce petit manège eut tout aussitôt l’impression fort nette que si le lieutenant ne prenait pas en grande considération la personnalité de la jolie Bobinette, celle-ci, par contre, semblait très impressionnée par tout ce que pouvait dire ou faire l’élégant officier.

Fandor, tandis qu’on discutait, ne pouvait s’empêcher aussi de remarquer l’air de tristesse de M llede Naarboveck.

C’était une gracieuse jeune fille dans toute la fraîcheur et l’éclat de ses vingt ans, avec des yeux immenses, aux reflets doux et clairs.

M. de Naarboveck expliqua :

— Wilhelmine a été fort émue par le terrible accident survenu à notre ami, le capitaine Brocq…

Et le baron allait sans doute fournir quelques explications complémentaires sur les relations qui existaient entre sa famille et le capitaine, lorsque la voix sarcastique du lieutenant de cuirassiers s’éleva de nouveau :

— Pour conclure, s’écriait l’officier, je prétends, moi, que Fantômas c’est une invention des bureaux de la Sûreté ou même tout simplement des journalistes. Et, concluait l’officier en regardant Fandor, comme s’il voulait le défier, et je puis en parler en connaissance de cause car, dans une certaine mesure, je connais un peu tout ce monde-là…

Fandor ne comprenait pas bien la dernière phrase du capitaine. Il fallut que cet excellent homme de baron de Naarboveck vînt lui murmurer à l’oreille :

— De Loubersac, vous savez, dépend du Deuxième Bureau au ministère de la Guerre : la statistique…

***

Jérôme Fandor traversa encore l’Esplanade des Invalides, mais cette fois il sortait de l’hôtel de Naarboveck et gagnait, à pied, le pont de la Concorde. Le journaliste méditait un petit tour par les boulevards avant de regagner son logis, où M meAngélique serait bien étonnée de le trouver, quand elle viendrait faire le ménage et les derniers rangements.

***

Fandor venait de rentrer chez lui après avoir longuement flâné sur les boulevards.

Sur sa table, auprès de la valise bouclée, se trouvait l’Indicateur des Chemins de fer ouvert à la page des grands itinéraires Paris-Côte d’Azur.

Le journaliste interrogea la séduisante brochure, mais soudain cessant de regarder l’horaire des trains, il se jeta brusquement sur sa valise, en défit les courroies, déballa ses vêtements qu’il lança aux quatre coins de la pièce dans un grand geste de colère.

— Et puis, zut ! s’écria-t-il, tout cela n’est pas clair ! j’ai beau vouloir me persuader du contraire, ça n’est pas vrai ; il y a du mystère dans cette histoire-là !

Ces officiers, d’une part, ce diplomate de l’autre, et puis surtout cette personne énigmatique, ni domestique, ni femme du monde, qui m’a tout l’air de jouer, sinon un double rôle, du moins un triple, peut-être un quadruple…, mon vieux Fandor il n’y a rien à faire pour s’en aller dans le Midi, faudra voir l’ami Juve et éclaircir ces aventures…

5 – NE RÊVEZ PAS TROP À FANTÔMAS

En habitué de la maison, Fandor qui avait ouvert la porte d’entrée de l’appartement de Juve avec le passe-partout qu’il possédait par faveur toute spéciale, traversait la pénombre du corridor et se dirigeait vers le cabinet de son ami. Il souleva la tenture, entrouvrit la porte. Juve était à son bureau :