PIERRE SOUVESTRE
ET MARCEL ALLAIN
L’AGENT
SECRET
4
Arthème Fayard
1911
Cercle du Bibliophile
1970-1972
1 – MORT SUBITE
Impatientée, la jeune femme qui achevait de s’habiller fit une moue maussade et se retournant à demi :
— Eh bien, mon capitaine, s’écria-t-elle, on voit que tu n’as pas l’habitude des femmes !
L’amant de la jolie fille, un homme de quarante ans, au front large, orné d’un cheveu rare, fumait une cigarette de tabac d’Orient, étendu sur un divan au fond de la chambre à coucher.
Il se leva comme mû par un ressort.
Il se précipita dans le cabinet de toilette et en rapporta une petite coupe en onyx où se trouvait un assortiment complet d’épingles de toutes tailles.
— Voilà, ma jolie Bobinette, dit-il.
D’un sourire, celle-ci le remercia et ayant puisé dans la coupe continua tranquillement à se vêtir.
C’était une belle rousse, aux cheveux abondants, naturellement ondulés, dont les tresses lourdes, tombant sur la nuque jusqu’à l’attache des épaules, tranchaient de leurs tons fauves sur les lignes laiteuses et blanches de la chair. Un véritable type de Rubens que cette jeune femme aux formes hardies, nettement dessinées, et que moulait, jusqu’à la taille, une jupe très simple en drap noir, entravée au-dessus du jarret, selon la dernière mode.
Il était trois heures et demie de l’après-midi et déjà, par ce jour triste de novembre, une pénombre obscurcissait le rez-de-chaussée de la rue de Lille où les deux amants se trouvaient réunis.
Depuis quelques mois déjà, le capitaine Brocq entretenait des relations intimes avec la capiteuse personne qui répondait au sobriquet gavroche de Bobinette. Elle était charmante et se sentait chez elle d’instinct, partout.
Tout au contraire, le capitaine Brocq, fils de ses œuvres, officier d’artillerie, breveté d’état-major, attaché au ministère de la Guerre, l’homme de science, le travailleur, l’être pondéré, minutieux, entêté dans ses besognes, ardent et volontaire, mais que la fréquentation du monde militaire, des cercles plus aristocratiques n’avait pas complètement affiné. Il restait toujours, en dépit de ses capacités intellectuelles et de la valeur professionnelle dont ses chefs faisaient grand cas, l’homme de modeste origine demeuré un peu gauche, timide, et dont la place évidemment était mieux indiquée à la tête d’une batterie, sur les bastions d’une forteresse que dans les parlotes officielles ou les salons mondains.
Brocq, sorti dans un excellent rang de l’École polytechnique où il avait été reçu après d’âpres études, s’était acquis, par sa valeur personnelle et sans le concours de recommandations, une situation importante que l’on avait récemment consacrée en lui accordant au ministère un poste de confiance.
Vers la quarantaine, son cœur, jeune et neuf comme celui d’un étudiant, s’était soudain enflammé lorsque le hasard des circonstances avait mis en présence le capitaine et la troublante Bobinette.
Qu’était donc cette femme ?
Mais allez demander à un polytechnicien qui est une jolie femme !
— À quoi songes-tu ? As-tu trouvé un nouveau problème ou penses-tu à une femme brune ?
Brocq sourit. Amoureusement, il passa son bras autour de la taille souple de la jeune femme, l’attirant vers lui, il plongea ses lèvres dans son épaisse chevelure parfumée, et tendrement murmura :
— Je pense à l’avenir, dit-il, à notre avenir !
— Oui, tu vas encore me raser avec tes idées de mariage ? Non, mon vieux, tu sais, rien à faire, pas de chaîne…, pas de bâillon…, nous sommes indépendants tous les deux, restons comme cela… libres !… Vive la liberté…
Brocq voulut protester, mais elle poursuivait :
— D’abord, tu sais bien que tu ferais une bêtise en m’épousant ; je n’ai pas la dot réglementaire, loin de là… et puis je ne suis pas de ton monde : me vois-tu dans un salon, faisant des singeries avec la femme du colonel, la femme du général et tout le tremblement ?… zut ! je suis ce que je suis, Bobinette… une espèce de déclassée…, un carabin raté… qui n’a pu qu’être infirmière…
— D’abord, répondit le capitaine, en ce qui concerne la dot, tu sais bien, ma jolie Bobinette, que j’ai déjà pris des dispositions à ton égard… ne proteste pas… cela me fait plaisir à moi d’assurer dans une proportion aussi large que je puis le faire, ton modeste avenir ; d’autre part je ne suis pas non plus un mondain et si tu voulais…
Le capitaine se rapprocha encore de sa maîtresse dont il effleura les lèvres de sa moustache.
Bobinette s’écarta de nouveau, quitta le divan et, dressée debout devant l’officier, les bras croisés, le regard sombre :
— Non, te dis-je, je veux être libre, maîtresse de moi…
Brocq s’impatientait :
— Mais, malgré tes idées d’indépendance, ma pauvre chérie, tu es toujours en servage… tiens, pour ne citer qu’un exemple, voilà plus de deux ans que tu as consenti à occuper une situation subalterne chez ce diplomate bavarois… autrichien… je ne sais ?…
— Naarboveck ? mais ne t’imagine pas que je suis la domestique du baron de Naarboveck et quand ça serait d’ailleurs, je ne peux pas faire la fière, ni sortir les parchemins de mes ancêtres…
— Il ne s’agit pas de cela…
Bobinette était lancée, elle continua :
— C’est de cela qu’il s’agit, au contraire, tu t’imagines toujours que j’accomplis des besognes qui me rabaissent ! Cent fois je t’ai raconté comment j’étais entrée chez Naarboveck. Ce pauvre homme est venu, un jour, à l’hôpital…, il était tout bouleversé, la jeune Wilhelmine, sa fille, elle a dix-neuf ans à peine, venait de tomber malade… une fièvre typhoïde… lui, était forcé de s’absenter… personne à qui confier cette enfant… on m’a recommandée à Naarboveck, je suis venue, j’ai soigné Wilhelmine, ça a duré un mois, puis deux, puis trois… nous sommes les meilleures amies du monde maintenant. Wilhelmine est une fillette que j’aime de tout mon cœur, le baron de Naarboveck, un aimable homme plein de prévenances… Certes, je remplis désormais auprès de ces gens-là le rôle de dame de compagnie, rôle « subalterne », mais, mon cher… il y a « la manière » et je t’assure que je suis traitée comme quelqu’un de la famille. Et, d’ailleurs, tu as bien pu t’en rendre compte, puisque c’est précisément aux réceptions de Naarboveck que j’ai fait ta connaissance.
— Tu n’as pas connu que moi chez M. de Naarboveck, il y a aussi le beau cuirassier Henri de Loubersac…
Bobinette rougit, haussa les épaules :
— Tu es stupide, le lieutenant Henri ne pense pas à moi… tout au contraire, et s’il vient dans la maison…
Brocq, à son tour, interrompait la jeune femme :
— Je sais, observa-t-il, conciliant, peu désireux d’ouvrir la discussion sur ce sujet, je sais qu’il vient pour la blonde Wilhelmine…
De nouveau Brocq attira vers lui Bobinette. Tendrement, il s’efforça de l’asseoir sur ses genoux, mais la jeune femme, de plus en plus réfractaire semblait-il aux caresses du capitaine, regardait la pendule de la cheminée
— Quatre heures, fit-elle, il est grand temps que je file.
— Ma foi, moi aussi, il faut que j’aille faire un tour au Ministère.
Tous deux s’étaient levés… Bobinette chercha son chapeau puis une glace. Brocq échangea son veston d’appartement contre une jaquette noire.
— Bobinette ? appela-t-il, de son cabinet de travail.
Quand la jeune femme, répondant sans empressement à l’invitation, entra dans la pièce où l’officier l’avait précédée, elle trouva celui-ci installé devant son bureau, fouillant un vaste tiroir où des papiers de toute nature étaient entassés dans un grand désordre :