— Ne vous dérangez pas, c’est moi, Fandor…

L’inspecteur de la Sûreté était à ce point absorbé par la lettre qu’il écrivait qu’il n’avait même point entendu le journaliste ; au son de sa voix il tressaillit.

— Comment, c’est toi !… je te croyais envolé depuis hier vers la Côte d’Azur ?…

— J’espérais bien partir hier soir… en effet… seulement, vous savez, Juve, dans mon métier, comme dans le vôtre d’ailleurs, il est stupide de faire des projets…

— Et alors ? fit-il…

— Et alors quoi ? Juve…

— Et bien, mon cher Fandor, je te demande ce qui me vaut le plaisir de ta visite ?

Mais Fandor semblait peu disposé à répondre.

Il venait de se débarrasser de son chapeau, de son paletot. Maintenant il tirait de sa poche un étui à cigarettes. Il choisissait un mince rouleau de tabac qu’il allumait soigneusement, semblant trouver un véritable délice aux premières bouffées qu’il rejetait vers le plafond.

— Il fait beau, Juve…

Le policier de plus en plus étonné considérait le journaliste avec une attention extrême :

— Ah çà ! fit-il à la fin, qu’est-ce qui te prend, Fandor ? Pourquoi me fais-tu cette tête-là ? Pourquoi n’es-tu pas en voyage ?… Sans être indiscret je suppose tout de même que tu as d’autres motifs d’être préoccupé que la pluie et le beau temps ?

— Et vous, Juve ?

— Comment, et moi ?

— Juve, je vous demande pourquoi vous êtes bouleversé ?

Le policier se croisa les bras :

— Ma parole, mais tu perds la tête, Fandor ! demanda-t-il, tu trouves que je suis bouleversé ?

— Juve, vous avez une figure de l’autre monde !

— Vraiment ?

— Juve, vous ne vous êtes pas couché…

— Je ne me suis pas couché ! à quoi le vois-tu ?

Fandor s’approcha du bureau de travail et du doigt désigna sur le coin du meuble une série de cigarettes disposées les unes à côté des autres et qui n’avaient pas été complètement fumées.

— Ah çà, je ne doute pas, Juve, qu’on ne mette en ordre votre cabinet tous les matins ; or, voici vingt-cinq bouts de cigarettes au moins, les uns à côté des autres… vous ne les avez certainement pas fumées dans cette seule matinée, par conséquent vous les avez allumées cette nuit, par conséquent encore vous ne vous êtes pas couché…

Juve goguenarda :

— Continue, petit, tu m’intéresses…

— Et enfin, ces bouts de vos cigarettes sont mâchés, mâchonnés, déchirés… signe indiscutable de grand énervement… donc…

— Donc, Fandor ?

— Donc, Juve, je vous demande ce que vous avez ?… voilà tout…

— J’étudie, dit Juve, une affaire qui m’intéresse…

— Grave ?

— Peut-être…

— Voyons, dit Fandor, répondez-moi si vous le pouvez, Juve… je suis sûr, rien qu’à votre attitude, qu’il se passe des choses importantes, vous êtes très ému pour une raison que je ne soupçonne même pas ? Puis-je vous être utile ? Voulez-vous me confier votre secret ?

— Me confies-tu le tien ?

— Je vous le confierai dans trois minutes…

Juve, quelques minutes encore sembla réfléchir, puis enfin et la voix soudainement changée, devenue grave, sifflante, il avoua :

— Tu es au courant de la mort subite du capitaine Brocq ?… Tu sais que j’ai découvert que c’est un assassinat ?… c’est cette affaire qui m’occupe…

En entendant nommer l’« affaire Brocq » Fandor n’avait pu se défendre d’un haut-le-corps :

— Vous vous occupez de Brocq, Juve… vous avez lu mes articles ?

— Oui, très intéressant…

— Ça manque de conclusion, Juve… mais enfin, je ne pouvais faire mieux jusqu’à présent, n’ayant aucune documentation précise… êtes-vous arrivé à une certitude, vous ? Savez-vous qui a fait le coup ?

— Tu ne t’en doutes pas, Fandor ?

Le journaliste allait répondre, le policier ne lui en laissa pas le temps. Mais Juve devait être en proie à une grande émotion pour pâlir comme il pâlissait en se levant à moitié de son siège pour se pencher vers Fandor, le mieux voir, les yeux dans les yeux.

— Que voulez-vous dire, Juve ?

— Ce que je veux dire, petit ? Sais-tu qui a tué le capitaine Brocq ?

— Non, qui ?…

— Fantômas !

— Fantômas ! vous accusez Fantômas d’avoir tué le capitaine Brocq ?

Les deux hommes se regardaient maintenant, en silence.

En une seconde dans le flot de ses souvenirs, Fandor revoyait tout ce qu’il savait d’atrocités imputables à Fantômas. Il pensait revivre ces dernières années vécues dans une lutte quotidienne avec le mystérieux criminel…

Fantômas !

Mais Juve lui-même ne lui avait-il pas dit qu’après le drame de la rue Norvins, l’insaisissable bandit avait été contraint à la fuite ? et voilà qu’il l’accusait d’un nouveau méfait…

Et Fandor songeait encore à ses propres conclusions sur l’affaire Brocq. S’était-il donc trompé en croyant à un drame de l’espionnage ? Crime ou assassinat politique ?

Fandor n’ignorait rien de ce qui concernait la façon mystérieuse dont l’officier avait été frappé d’une balle au cœur, mais ce qu’il importait de savoir évidemment, c’était le pourquoi de cette balle, c’était l’identité du tireur qui, en pleine place publique avait osé ajuster l’officier, l’avait tué au milieu de la foule ?

— Vous accusez Fantômas ? Mordieu ! pourquoi ?

C’était au tour du policier de faire preuve du plus grand sang-froid. Comme si d’avoir prononcé ce nom de « Fantômas », comme si d’avoir confié son secret, ses craintes, il avait éprouvé un soulagement à son émotion, Juve se possédait parfaitement et d’une voix posée, il expliqua à Fandor les raisons qu’il avait de croire à une intervention de l’extraordinaire bandit :

— Tu te rends compte, petit, faisait-il, des circonstances du drame ? Nous sommes en plein jour, sur l’une des promenades les plus fréquentées de Paris, l’officier qui va tomber, mortellement atteint, passe dans un taximètre, se rendant probablement à quelque rendez-vous dans l’un des restaurants du Bois. L’auto où il se trouve est entourée d’une foule de voitures, il est donc sous la surveillance et la protection, au moins implicite, d’un millier de passants et pourtant, sans même qu’il ait eu le temps de deviner son agresseur, sans que personne ait pu voir celui-ci, il s’écroule, blessé à mort, tué, comme à la guerre, d’un coup de feu, d’un coup de feu spécial, mystérieux, tiré par une arme perfectionnée… Allons, Fandor, est-ce que cela n’est pas un crime digne de Fantômas ?

Mais le journaliste n’était pas convaincu.

Il avait écouté avec une grande attention les paroles du policier, il se tut quelques minutes pour prendre le temps de les apprécier en secret, d’en peser la valeur, d’en étudier l’intérêt…

— Juve, fit-il enfin, cet assassinat est, en effet, digne de Fantômas, je le reconnais, mais cependant je ne crois pas que ce soit à Fantômas qu’il faille l’attribuer… Vous êtes, cette fois, victime de votre marotte, vous allez trop loin, Juve… chaque fois que vous vous trouvez devant une affaire étrange ou compliquée, vous y voyez du Fantômas…

Fandor avait, lui aussi, parlé d’un ton posé, net, précis. Il avait attaqué Juve avec un argument qui ne pouvait manquer d’impressionner le policier, car Juve savait qu’il devait se méfier, en effet, lui-même de sa perpétuelle obsession de Fantômas…

— Alors, si ce n’est pas Fantômas, c’est qui ?

Fandor s’efforça d’être clair :

— Juve, dit-il, j’ai été chargé par mon patron Dupont (de l’Aube), d’étudier la disparition de ce malheureux capitaine Brocq… Elle fait, vous ne l’ignorez pas, un grand bruit dans le monde officiel. Au journal on tient à être bien renseigné et cependant on ne veut pas risquer de dangereuses indiscrétions… J’ai été prié de m’occuper personnellement de cette affaire, alors que je devais régulièrement partir en congé hier soir. Eh bien ! Juve, j’ai commencé à enquêter, j’ai cherché à connaître l’exacte vérité en ce qui concerne la vie et la mort de ce malheureux officier… j’ai visité certaines de ses relations, interviewé des gens qui l’ont connu, j’ai pu joindre cette Bobinette qui semble être la dernière personne l’ayant approché peu avant son assassinat, et je suis arrivé, moi aussi, à une conclusion…