— Je sais, observa l’officier, il est même à Paris…
— Et alors, que voulez-vous que je fasse ?
— Vous allez partir pour Châlons, procéder à une enquête très serrée sur les relations de V… avec Nichoune. V… était pourri de dettes ?…
— Il les a réglées, observa Vagualame…
— Ah ! fit le lieutenant un peu interloqué, eh bien, sachez comment et pourquoi ! Renseignez-moi aussi sur un nommé Alfred…
— Je le connais, mon lieutenant… pardon, monsieur Henri… une « boite aux lettres… »
— Faudra préciser aussi la nature des relations qui unissaient le caporal V… avec feu le capitaine Brocq…
— Dites donc, a-t-on du nouveau pour cette histoire ?
Henri de Loubersac s’écarta et toisant le vieillard d’un air un peu hautain :
— Mêlez-vous donc de ce qui vous regarde…
— Bon !… bon !… ça va bien ! s’excusa le joueur d’accordéon affectant un air confus, cependant qu’un éclair de joie brillait sous sa paupière…
Il y eut un instant de silence.
Henri de Loubersac mordillait sa moustache, Vagualame, qui l’observait à la dérobée surprenait son attitude et se disait :
— Toi, mon gaillard, je t’attends, tu as un gros morceau à me casser, je te vois venir…
— Vagualame, voulez-vous une belle prime ?
— Oui, monsieur Henri. Est-ce difficile à gagner ?
— Dame, naturellement…
Vagualame insistait :
— Dangereux aussi ?
— Peut-être.
— Combien payez-vous ?
Sans hésiter, l’officier lâcha :
— Vingt-cinq mille…
Également, sans hésiter, mais prenant un air offensé, Vagualame rétorqua :
— Rien à faire…
— Trente mille ?…
— Diable, murmura le vieillard, de quoi donc s’agit-il ?…
Baissant encore la voix, l’officier ajouta :
— C’est un document perdu… peut-être volé… un état de la répartition des ouvriers d’artillerie… le document N° 6 relatif aux corps d’armée…
— Mais, s’écria Vagualame, qui feignit soudain de comprendre l’importance de la pièce, mais cela équivaut au plan complet de la mobilisation ?
Agacé, le lieutenant Henri coupait la parole au vieillard :
— Je ne vous demande pas votre appréciation, pouvez-vous retrouver cela ?
Vagualame murmurait quelques paroles incompréhensibles :
— Qu’est-ce que vous dites ? interrogea l’officier qui, de plus en plus énervé, le secouait par la manche.
— Doucement ! monsieur Henri, doucement s’il vous plaît, geignit le vieillard ; je pensais simplement, comme toujours d’ailleurs. Cherchez la femme.
— La disparition de la pièce coïncide, croit-on, avec la mort du capitaine Brocq…
Il s’interrompait, regardait Vagualame : celui-ci se frottait les mains, simulant une satisfaction extrême et marmottant encore d’un air enjoué :
— Les femmes ! toujours les petites femmes ! ah ! ces sacrées petites femmes !…
Puis redevenant sérieux :
— Monsieur Henri, déclara-t-il, je vous trouverai cela, mais… ça vaut cinquante mille.
— Hein ? fit le lieutenant avec un soubresaut.
— Pas un sou de plus ! pas un sou de moins !… cinquante mille ?…
Henri de Loubersac hésita une seconde, puis :
— Allons… c’est entendu… faites vite !… adieu !
8 – UNE CHANTEUSE DE BEUGLANT
— Vas-y, Léonce ! t’occupe pas des civils !…
— À la porte, le comique !…
— Nichoune !… Nichoune !… Nichoune !…
Le brouhaha augmentait…
Léonce, le comique, qui se trouvait sur la scène, dut interrompre son monologue. Il se tourna vers la coulisse et, d’une voix piteuse, il appela le régisseur.
La petite salle du concert de Châlons présentait, ce soir-là, son maximum d’animation.
Ce n’était pas d’ailleurs un concert luxueux, produisant, aux feux d’une rampe superbe, des étoiles prestigieuses, que le « beuglant » de Châlons.
Inlassablement, sur les planches, défilaient des chanteurs et des chanteuses, les uns tentant de faire rire par des bons mots vingt fois ressassés, les autres exhibant de maigres poitrines, entonnant de fallacieux couplets et tous également victimes des plaisanteries des spectateurs à vingt sous la place. Or, ce jour-là, messieurs les militaires étaient moins satisfaits que jamais.
Il y avait eu trois « débuts » médiocres, et ils accusaient la direction d’avoir rempli la salle de « civils » qui faisaient la claque.
— À la porte, le comique !
— Chantera pas !…
Puis, on ne savait comment, en une minute, les protestataires groupés ne formulaient plus qu’une revendication, et maintenant, toute l’assemblée hurlait un même nom, sur l’air des Lampions :
— Nichoune !… Nichoune !… Nichoune !…
Nichoune était l’étoile de la troupe.
C’était une assez jolie fille, à figure intelligente, qui, chose rare en ces lieux pourtant dédiés à la musique, chantait à peu près juste et surtout chantait toujours des refrains populaires, intelligemment choisis, que le public pouvait reprendre en chœur.
Le régisseur, qui connaissait son public, bondit dans la loge de cette vedette :
— Allez ! cria-t-il, tu es prête, Nichoune ? Descends vite en scène !…
— On me demande ?
— Ils vont tout casser si tu n’arrives pas !
La jeune femme se levait :
— Ah ! zut, alors, j’en ai un succès, ici ! Si on ne m’augmente pas, ce que je m’en vais plaquer !… Tu verras, le patron sera obligé de me faire revenir…
— Descends, petite !… descends !… chante-leur Les Inquiets, ils seront contents avec ça !
Nichoune dégringola l’escalier qui joignait le premier étage où se trouvaient les loges des artistes avec la scène, et, bonne fille, toute essoufflée d’avoir couru, apparut derrière un portant.
— Alors, on ne veut plus que moi, ici ?…
On ne l’entendit pas, dans le vacarme encore bruyant, mais on vit qu’elle avait parlé… elle était là… Ce parterre de soldats, bon enfant, se calma tout de suite.
Tandis que le comique s’éclipsait, Nichoune descendait vers l’avant-scène.
Elle lança d’une voix crâne le titre de sa chanson :
— Les Inquiets ! musique de Delmet, paroles du même… c’est moi qui chante !
Le piano attaqua les deux premières mesures de la ritournelle, Nichoune, les poings sur les hanches, commença son couplet.
Mais, tandis qu’elle chantait, elle promenait un regard scrutateur sur le public, adressant de petits sourires à ceux de ses admirateurs qu’elle connaissait plus particulièrement.
Nichoune d’ailleurs ne devait point être dans de bonnes dispositions, ce soir-là, car soudain, alors qu’elle devait attaquer son troisième couplet, elle eut une absence de mémoire, sembla hésiter une seconde, puis, sans se démonter, entonna le quatrième couplet.
Il importait peu, au surplus, que sa chanson ainsi tronquée n’eût plus aucun sens ; le public ne s’en apercevait même pas et ne lui en fit pas moins, au moment de sa tirade finale, une chaleureuse ovation.
— Le programme !… le programme !…
D’ordinaire, Nichoune se refusait dédaigneusement à descendre dans la salle.
Mais ce soir-là, elle avait sans doute une raison particulière pour ne point se dérober à l’ovation que l’on continuait à lui adresser, car elle fit « oui » de la tête et, prenant dans la coulisse une pile de petits programmes, elle descendit les quelques marches qui faisaient communiquer la scène avec la salle…
Certes, on ne lui épargnait pas les compliments.
Mais Nichoune était insensible à l’admiration qu’elle soulevait ; elle allait son chemin et soucieuse seulement, semblait-il, de se libérer au plus vite de ce qu’elle considérait comme une corvée.
On se lassait d’ailleurs de ne s’occuper que d’elle.
Une autre chanteuse venait d’apparaître sur le plateau, elle aussi fort goûtée du public, l’attention se reporta sur la nouvelle arrivée.
Nichoune parvenait à ce moment au dernier rang de chaises qui garnissaient la salle du concert, lorsqu’elle s’entendit appeler à voix basse par un homme tout enveloppé dans un grand manteau, et qui se tenait appuyé contre la muraille, debout, tout au fond de la salle.