— Eh parbleu, mon vieux, pourquoi se frapper ?
Ah ! il devait savoir en profiter, en effet, le capitaine Loreuil, si on le jugeait aux apparences. Personne n’avait moins l’air militaire que lui ; au surplus, ses camarades ne l’avaient-ils pas surnommé « le notaire », qualificatif qui convenait d’ailleurs beaucoup mieux à son aspect extérieur que le titre de capitaine.
Loreuil était, en effet, tout rasé ; sa face replète semblait celle d’un chanoine, ou encore d’un gros homme de loi ; effroyablement myope il ne quittait jamais ses besicles, aux verres ronds, cerclés d’or. Enfin, il avait un gros ventre, qui paraissait posé en équilibre sur deux petites jambes courtes et grassouillettes.
Le capitaine Loreuil appartenait, disait-on, à l’infanterie ; bien rares étaient ceux qui l’avaient vu en uniforme ; l’officier affectionnait particulièrement la tenue civile dans laquelle il se trouvait évidemment beaucoup plus à l’aise.
Parfois, il se plaisantait lui-même et déclarait avec un bon gros rire :
— J’ai l’air, en tenue, d’un territorial. C’est vraiment malheureux pour un officier de l’active !
Toutefois, sous ses dehors brave garçon et avec sa face joviale qui permettait difficilement de le prendre au sérieux, le capitaine Loreuil était un des officiers les mieux appréciés du Deuxième Bureau.
Il revenait, en effet, d’une assez longue absence ; pendant six mois il avait disparu et le bruit courait dans les services qu’il les avait employés à une dangereuse besogne consistant à servir comme maçon dans une équipe d’ouvriers qui construisaient un fort sur une frontière étrangère, fort dont il avait minutieusement relevé les plans, bien sûr.
Le bruit courait sans d’ailleurs être confirmé, car, en dépit de son intimité avec ses compagnons, le capitaine, fidèle observateur de la consigne, n’avait rien raconté de son absence et ses camarades, trop habitués à la discrétion que leur profession leur imposait, s’étaient bien gardés de l’interroger.
Au surplus, les voyages inopinés, les disparitions soudaines, les retours inattendus, les missions mystérieuses, tel est le lot des officiers du Deuxième Bureau.
Le vieil archiviste Gaudin qui, dans la salle des officiers, classait méthodiquement une volumineuse correspondance qu’on allait soumettre à la signature du commandant Dumoulin, interpella presque familièrement Armandelle :
— Alors, mon lieutenant, c’est un capitaine du génie qui va remplacer ce pauvre capitaine Brocq ?
— En effet, Gaudin, répliqua l’officier. Sa nomination a été signée hier par le ministre, nous l’attendons ce matin à neuf heures et demie. Quelle heure est-il ?
Gaudin regarda la pendule :
— Neuf heures et quart, mon lieutenant…
— Vous voyez, il ne va pas tarder…
— Tiens, c’est pour cela, s’écria le capitaine Loreuil que j’ai vu tout à l’heure le patron. Ça n’est pas son habitude d’arriver au bureau de si bonne heure.
— Sans doute qu’il médite un discours à l’usage du nouveau venu, le capitaine… Comment s’appelle-t-il donc ?
— Muller, précisa le lieutenant Armandelle. Il vient de Belfort…
Loreuil poursuivit :
— Mon cher capitaine, va lui dire Hofferman, vous entrez aujourd’hui dans la maison du silence et de la discrétion…
Mais il s’interrompait, considérait le bureau voisin du sien :
— Ah çà, Gaudin, interrogea-t-il, où est donc ce matin le lieutenant de Loubersac ?
— Mais, mon capitaine, expliqua le vieil archiviste, vous savez bien qu’il a été commandé pour l’escorte du roi de Grèce…
— Sacré Loubersac ! jura Loreuil goguenard, en allumant voluptueusement une énorme pipe, il est de toutes les fêtes…
Un bruit de pas, quelques paroles brèves, un planton ouvrit la porte et salua :
— Mon capitaine, c’est le capitaine Muller qui fait savoir qu’il est arrivé.
***
Nonchalamment étendu sur un confortable canapé qui occupait l’angle de son cabinet, l’élégant colonel Hofferman se polissait les ongles, tandis que le commandant Dumoulin, respectueusement, se tenait debout devant lui, sanglé dans l’uniforme sobre des chasseurs à pied.
C’était tout l’opposé de son chef, le commandant Dumoulin, le type accompli du militaire d’ancien style. Cheveux en brosse, moustache cirée, uniforme strictement à l’ordonnance, pieds chaussés d’énormes godillots à bouts carrés.
Vraisemblablement, le commandant Dumoulin, sans cesse congestionné, étouffait toujours dans la chaleur tiède des bureaux, et n’eût été le respect qu’il avait pour la hiérarchie, chaque fois qu’il travaillait avec le colonel, qui, assez frileux brûlait une énorme quantité de bois dans la cheminée, il aurait volontiers mis bas la moitié de ses vêtements.
Mais Dumoulin avait conscience de son importance et du poste considérable qu’il occupait. N’était-il pas le dépositaire responsable de la fameuse clé qui ouvrait l’armoire de fer ?
— Vous allez procéder, n’est-ce pas, à l’installation du capitaine Muller ?
— Oui, mon colonel, sitôt que j’en aurai terminé avec vous…
Le colonel leva ses yeux clairs sur son subordonné :
— Mon cher Dumoulin, je n’ai plus rien à vous dire.
Le commandant s’apprêtait à faire demi-tour, par principe. Le chef du Deuxième Bureau le retint d’un geste :
— Il serait bon, fit-il, que nous parlions au capitaine Muller. Il arrive dans le service au moment où nous avons de sales affaires… embêtantes…, très embêtantes… n’est-il pas vrai, Dumoulin ?
— Très embêtantes, en effet, mon colonel…
Mais celui-ci, sans prendre un air tragique comme son subordonné, appuyait sur un timbre. Un planton se présenta :
— Priez le capitaine Muller de venir.
Et pour l’édification du soldat, le colonel ajouta :
— C’est le capitaine du génie qui vient d’arriver ce matin… Allez…
Quelques secondes après, le capitaine Muller entra dans le bureau du chef, et après avoir salué il se tint à distance :
D’un geste aimable, le colonel l’invita à s’asseoir :
— Prenez ce fauteuil, capitaine…
Dumoulin, un peu scandalisé que le colonel provoquât une semblable familiarité allait, par discrétion, se retirer. Le colonel le fit asseoir également, puis s’adressant à l’officier du génie :
— Vous arrivez parmi nous, monsieur, commença-t-il, en s’écoutant parler, car il avait la parole facile et la voix agréable, à la suite de tristes événements : vous n’ignorez pas que vous succédez au capitaine Brocq, un officier d’une grande valeur, que nous aimions beaucoup ?…
— Nous étions camarades de promotion à l’École… Brocq et moi, dit le capitaine Muller.
Le colonel Hofferman poursuivit :
— Vous aurez à prendre la suite des travaux qui avaient été commencés par le capitaine Brocq… le commandant Dumoulin, votre chef de service, vous mettra au courant du détail, mais d’ores et déjà, et avant toute chose, je tiens à vous poser quelques questions sur des points particuliers. Dites-moi, capitaine, quelle importance attachez-vous aux ordres d’appel et de répartition des ouvriers d’artillerie dans les divers corps d’État-Major ?
— À quel point de vue, mon colonel ? interrogea le capitaine Muller.
— Au point de vue de la mobilisation.
— Cette répartition a une grande importance à mon avis, car l’affectation des hommes dépendant de la première catégorie d’ouvriers, aux divers corps d’armée, permet de préciser nettement quels doivent être, au cas de mobilisation, les évolutions et les mouvements de ces corps d’armée…
Il s’arrêta.
— Très bien, dit le colonel. Les journaux ont raconté que Brocq avait été volé, qu’on lui avait pris les plans des « ouvrages dissimulés » répartis de l’Est à Paris. Mais je vous le dis confidentiellement, capitaine, c’est l’état de répartition des ouvriers d’artillerie qui a disparu… c’est plus grave. Or, depuis quelque temps déjà, nous avons à l’étude un projet de remaniement de cette compagnie d’ouvriers. Nous allons profiter de la disparition du document en question, du document N° 6 – retenez-en le chiffre – pour mettre au point notre travail et refaire, en somme, le plan de mobilisation des arrière-gardes ; vous serez chargé de cela, je compte que vous vous y emploierez activement ?…