Des lointains
Des lointains, des si lointains j'accours, ami, vers toi, le plus cher. Mes pas ont dépecé l'horrible espace entre nous.
De longtemps nos pensers n'habitaient pas le même instant du monde: les voici à nouveau sous les mêmes influx, pénetrés des mêmes rayons.
*
Tu ne réponds pas. Tu observes. Qu'ai-je déjà commis d'inopportun? Sommes-nous bien réunis: est-ce bien toi, le plus cher?
Nos yeux se sont manqués. Nos gestes n'ont plus de symétrie. Nous nous épions à la dérobée comme des inconnus ou des chiens qui vont mordre.
Quelque chose nous sépare. Notre vieille amitié se tient entre nous comme un mort étranglé par nous. Nous la portons d'un commun fardeau, lourde et froide.
Ha! Hardiment retuons-la! Et pour les heures naissantes, prudemment composons une vivace et nouvelle amitié.
Le voulez-vous, ô mon nouvel ami, frère de mon âme future?
A celui-là
À celui-là qui parvient jusqu'ici malgré les détours et les faux pas; au compagnon qui me livre ses yeux, – que livrer en échange de ce compagnonnage?
Non pas le dévouement: le Prince est là: je suis tout entier pour le Prince. La servitude glorieuse pèse sur chacun de mes gestes comme le sceau sur l'acte impérial et le tribut.
Non pas ma tendresse et de faibles émois: sachez qu'elle les garde et boit jalousement toutes les fraîches gouttes écloses de mon âme.
Non pas enfin l'ardeur d'une mort filiale: cela ne m'appartient pas car le père de mes jours est vivant.
A celui qui me dévisage et m'observe amicalement; à celui comme une caverne et qui retentit mon aboi,
Je propose ma vie singulière: seule ma vie est à moi. – Qu'il vienne plus avant. Qu'il écoute plus profondément:
Là même où ni père ni amante ni le Prince lui-même ne pourront accéder jamais.
Trahison fidèle
Tu as écrit: «Me voici, fidèle à l'écho de ta voix, taciturne, inexprimé.» Je sais ton âme tendue juste au gré des soies chantantes de mon luth:
C'est pour toi seul que je joue.
Écoute en abandon et le son et l'ombre du son dans la conque de la mer où tout plonge. Ne dis pas qu'il se pourrait qu'un jour tu entendisses moins délicatement!
Ne le dis pas. Car j'affirme alors, détourné de toi, chercher ailleurs qu'en toi-même le répons révélé par toi. Et j'irai, criant aux quatre espaces:
Tu m'as entendu, tu m'as connu, je ne puis pas vivre dans le silence. Même auprès de cet autre que voici, c'est encore,
C'est pour toi seul que je joue.
Sans méprise
Comme le geste au carrefour accusant la bonne route, préserve des faux pas et des heurts, – que ceci, non équivoque, fixe amicalement l'Orient pur.
Empressés autour d'elle, si mes pas ont si vite accompagné ses pas, – Échangés avec elle, si mes yeux ont trop souvent cherché le scintillant ou l'ombre de ses yeux,
Si ma main touchant sa main, si tout en moi rapproché d'elle a parfois composé la forme du désir implorant,
Ce n'est point, – hélas, et vraiment, – pour l'amour injurieux et vain de moi vers elle, mais par respect, par grâce, par amour
De l'amour qui est en elle vers un autre, – lui.
Vampire
Ami, ami, j'ai couché ton corps dans un cercueil au beau vernis rouge qui m'a coûté beaucoup d'argent;
J'ai conduit ton âme, par son nom familier, sur la tablette que voici que j'entoure de mes soins;
Mais plus ne dois m'occuper de ta personne: «Traiter ce qui vit comme mort, quelle faute d'humanité!
Traiter ce qui est mort comme vivant, quelle absence de discrétion! Quel risque de former un être équivoque!»
Ami, ami, malgré les principes, je ne puis te délaisser. Je formerai donc un être équivoque: ni génie, ni mort ni vivant. Entends moi:
S'il te plaît de sucer encore la vie au goût sucré, aux âcres épices;
S'il te plaît de battre des paupières, d'aspirer dans ta poitrine et de frissonner sous ta peau, entends moi:
Deviens mon Vampire, ami, et chaque nuit, sans trouble et sans hâte, gonfle toi de la chaude boisson de mon cœur.
STÈLES ORIENTÉES
Les cinq relations
Du Père à son fils, l'affection. Du Prince au sujet, la justice. Du frère cadet à l'aîné, la subordination. D'un ami à son ami, toute la confiance, l'abandon, la similitude.
*
Mais pour elle, – de moi vers elle, – oserai-je dire et observer! Elle, qui retentit plus que tout ami en moi; que j'appelle sœur aînée délicieuse; que je sers comme Princesse, – ô mère de tous les élans de mon âme,
Je lui dois par nature et destinée la stricte relation de distance, d'extrême et de diversité.
Pour lui complaire
À lui complaire j'ai vécu ma vie. Touchant au bout extrême de mes forces, je cherche encore à imaginer quoi pour lui complaire:
Elle aime à déchirer la soie: je lui donnerai cent pieds de tissu sonore. Mais ce cri n'est plus assez neuf.
Elle aime à voir couler le vin et des gens qui s'enivrent: mais le vin n'est pas assez âcre et ces vapeurs ne l'étourdissent plus.
Pour lui complaire je tendrai mon âme usée: déchirée, elle crissera sous ses doigts.
Et je répandrai mon sang comme une boisson dans une outre:
Un sourire, alors, sur moi se penchera.