Stèle des pleurs
Si tu es homme, ne lis pas plus loin: la douleur que je porte est si vaste et grave que ton cœur en étoufferait.
Si tu es Chenn, détourne-toi plus vite encore: l'horreur que je signale te rendrait lourd comme ma pierre.
Si tu es femme, hardiment lis-moi pour éclater de rire, et oublie à jamais de t'arrêter de rire,
Mais si tu sers comme eunuque au Palais, affronte-moi sans danger ni rancune, et garde le secret que je dis.
Les mauvais artisans
Ce sont, dans les vingt-huit maisons du Ciel; la Navette étoilée qui jamais n’a tissé de soie;
Le Taureau constellé, corde au cou, et qui ne peut traîner sa voiture;
Le Filet myriadaire si bien fait pour coiffer les lièvres et qui n'en prend jamais;
Le Van qui ne vanne pas; la Cuiller sans usage même pour mesurer l'huile!
Et le peuple des artisans terrestres accuse les célestes d'imposture et de nullité.
Le poète dit: Ils rayonnent.
Stèle du chemin de l'âme
Une insolite inscription horizontale: huit grands caractères, deux par deux, que l'on doit lire, non pas de la droite vers la gauche, mais à l'encontre, – et ce qui est plus,
Huit grands caractères inversés. Les passants clament: «Ignorance du graveur! ou bien singularité impie!» et, sans voir, ils ne s'attardent point.
Vous, ô vous, ne traduirez-vous pas? Ces huit grands signes rétrogrades marquent le retour au tombeau et le CHEMIN DE L'ÂME, – ils ne guident point des pas vivants.
Si détournés de l'air doux aux poitrines, ils s'enfoncent dans la pierre; si, fuyant la lumière, ils donnent dans la profondeur solide,
C'est, clairement, pour être lus au revers de l'espace, – lieu sans routes où cheminent fixement les yeux du mort.
STÈLES DU MILIEU
Perdre le Midi quotidien
Perdre le Midi quotidien; traverser des cours, des arches, des ponts; tenter les chemins bifurqués; m'essouffler aux marches, aux rampes, aux escalades;
Éviter la stèle précise; contourner les murs usuels; trébucher ingénument parmi ces rochers factices; sauter ce ravin; m'attarder en ce jardin; revenir parfois en arrière,
Et par un lacis réversible égarer enfin le quadruple sens des Points du Ciel.
Tout cela, – amis, parents, familiers et femmes, – tout cela, pour tromper aussi vos chères poursuites; pour oublier quel coin de l'horizon carré vous recèle,
Quel sentier vous ramène, quelle amitié vous guide, quelles bontés menacent, quels transports vont éclater.
*
Mais, perçant la porte en forme de cercle parfait; débouchant ailleurs: (au beau milieu du lac en forme de cercle parfait, cet abri fermé, circulaire, au beau milieu du lac, et de tout,)
Tout confondre, de l'orient d'amour à l'occident héroïque, du midi face au Prince au nord trop amical, – pour atteindre l'autre, le cinquième, centre et Milieu.
Qui est moi.
À l'envers
À l'envers du commun des hommes qui, dans leurs menus souhaits échangent des «Dix mille années»,
J'appelle avec vœux la clôture de la Grande Année du Monde, et qu'il s’endorme vite dans le chaos sans bonté.
A l'envers de leur nature les êtres alors agiront: l'eau brûlant, le feu noyant toute la chose et tout l'esprit.
Vienne cette heure renversée, la Douzième: son moment, qu'il me sera doux!
A l'envers de ma nature les désirs alors agiront:
Peut-être alors me sentirai-je bon parmi les principes à l'envers?
Joyau mémorial
Pour mon service et ma fidélité voici du Prince, le joyau de Mémoire, perle magique où s'enferme le passé.
Un regard jeté sur elle et tout renaît, tout s'éclaire et se ravive, luisant comme un reflet du jour présent.
Puis-je contenir ma joie! rallumer les soleils studieux, ressentir les succès timides: compliments du maître, attente comblée des nominations.
Voici donc: – mais cela n'est plus mon passé à moi! Avais-je oublié cela? Regardons mieux, fixement, au fond, tout au fond du joyau magique:
Je vois: – je vois un homme épouvanté qui me ressemble et qui me fuit.
Au Démon secret
Le peuple, sans perplexité, vénère. Il encense, invoque ou répudie. Il donne trois, ou six ou neuf prosternements. Il mesure son respect à la compétence, aux attributs, aux grâces qu'il escompte juste.
Car il sait précisément les goûts du génie de l'âtre; les dix-huit noms du singe qui donne la pluie; la cuisson de l'or comestible et du bonheur.
De quelles cérémonies l'honorer ce démon que je loge en moi, qui m'entoure et me pénètre? De quelles cérémonies bienfaisantes ou maléfiques?
Vais-je agiter mes manches en respect ou brûler des odeurs infectes pour qu'il fuie?
De quels mots d'injures ou glorieux le traiter dans ma vénération quotidienne: est-il le Conseiller, le Devin, le Persécuteur, le Mauvais?
Ou bien Père et grand Ami fidèle?
J'ai tenté tout cela et il demeure, le même en sa diversité. – Puisqu’il le faut, ô Sans-figure, ne t'en va point de moi que tu habites:
Puisque je n'ai pu te chasser ni te haïr, reçois mes honneurs secrets.