Libération
On souffre, on s'agite, on se plaint dans mon Empire. Des rumeurs montent à la tête. Le sang, comme un peuple irrité, bat le palais de mes enchantements.
La famine est dans mon cœur. La famine dévore mon cœur: des êtres naissent à demi, sans âmes, sans forces, issus d'un trouble sans nom.
Puis on se tait. On attend. Que par un bon vouloir s'abreuvent de nouveau vie et plénitude.
Comme le Fils du Ciel visitant ses domaines, et jusqu'au fond des prisons de sécheresse portant lumière et liberté,
Libère en moi-même, ô Prince qui es moi, tous les beaux prisonniers-désirs aux geôles arbitraires, et qu'en grâce et retour,
Tombent sur mon Empire les gouttes larges de la satisfaction.
Juges souterrains
Il y a des juges souterrains. L'assemblée siège dans la nuit pleine; il faut traverser des roches que les satellites fendent et tomber plus creux que les puits.
Là, toute vie se double et retentit. Que l'Empereur, guerrier malheureux ou mauvais prince, n'y aventure point sa personne:
Le peuple des morts par sa faute militaire l'étranglerait aussitôt.
*
Moi-même, régent maladroit, vivant timide, ne dois sans risque y jeter mon souvenir:
Mes beaux désirs tués pour quelle trop juste cause, – soldats rancuniers et fantômes, – m'assailliraient aussitôt.
Retombée
Je frappe les dalles. J’en éprouve la solidité. J'en écoute la sonorité. Je me sens ferme et satisfait.
J'embrasse les colonnes. Je mesure leur jet, la portée, le nombre et la plantation. Je me sens clos et satisfait.
Me renversant, cou tendu, nuque douloureuse, je marche du regard sur le parvis inverse et je sens mes épaules riches d'un lourd habit cérémonieux, aux plis carrés, à la forte charpente.
Coulant du faîte, paisible horizon terrestre, aux bords du toit mûri comme un manteau des moissons, – voici les Angles, acérés, griffus et cornus.
Ces quatre cornes, qui menacent-elles dans le ciel? Que découvrent ces quatre doigts aux ongles longs? Font-ils signe qu'il y a là-haut quelqu'un qui regarde?
Ce sont les quatre coins de la Tente originale, noués aux quatre liens qui les relèvent, et, livrant avenue, déploient l'ample hospitalité.
Liens invisible, que prolonge l'au-delà des nues, où vont-ils se lier eux-mêmes? A quels piliers du Ciel, à quels poteaux du monde, à quelles hampes dix mille fois élevées?
Cet espace, crevé par les pointes, pénétré des neuf firmaments qui l'entoure et le contient? Plus loin que les confins il y a l’Extrême, et puis le Grand-Vide, et puis quoi?
Est-ce là l'inquiétude désignée par ces doigts courbés aux ongles longs? – Mais voici, pas de réponse, et pas de signes, et point de haut mystère, et pas même de liens, même invisibles.
Puisque sous chacun des chevrons volants, accusant sa corne, résolvant sa cambrure, j'aperçois le grossier Piquet terrestre qui le soutient et qui l'explique.
Prince des joies défendues
Prince, ô Prince des joies défendues entendez-vous pas ce qu'on chante autour de vous? «Les quatre coursiers trottent, les rênes flottent: quitter le mal pour le bien serait un nouveau délice!»
Prince, ô Prince, votre perte est dénoncée. Songez à l'Empire! Songez à vous!
Le Prince dit: Assez. Mauvais augures! Je suis à l'Empire ce que le Soleil est au Ciel. Et qui donc s'en irait le dépendre? Quand il tombera, moi aussi.
Mon trône est plus lourd que les Cinq Monts gardiens: il est couché sur les cinq plaisirs et le sixième. Viennent les hordes: on les réjouira.
L’Empire des joies défendues n'a pas de déclin.
Éloge et pouvoir de l'absence
Je ne prétends point être là, ni survenir à l'improviste, ni paraître en habits et chair, ni gouverner par le poids visible de ma personne,
Ni répondre aux censeurs, de ma voix; aux rebelles, d'un œil implacable; aux ministres fautifs, d'un geste qui suspendrait les têtes à mes ongles.
Je règne par l'étonnant pouvoir de l'absence. Mes deux cent soixante-dix palais tramés entre eux de galeries opaques s'emplissent seulement de mes traces alternées.
Et des musiques jouent en l'honneur de mon ombre; des officiers saluent mon siège vide; mes femmes apprécient mieux l'honneur des nuits où je ne daigne pas.
Egal aux Génies qu'on ne peut récuser puisqu'invisibles, – nulle arme ni poison ne saura venir où m'atteindre.
Moment
Ce que je sais d'aujourd'hui, en hâte je l'impose à ta surface, pierre plane, étendue visible et présente;
Ce que je sens, – comme aux entrailles l'étreinte de la chute, – je l'étale sur ta peau, robe de soie fraîche et mouillée;
Sans autre pli, que la moire de tes veines: sans recul, hors l'écart de mes yeux pour te bien lire; sans profondeur, hormis l'incuse nécessaire à tes creux.
Qu'ainsi, rejeté de moi, ceci, que Je sais d'aujourd'hui, si franc, si fécond et si clair, me toise, et m'épaule à jamais sans défaillance.
J'en perdrai la valeur enfouie et le secret, mais ô toi, tu radieras, mémoire solide, dur moment pétrifié, gardienne haute
De ceci… Quoi donc était-ce… Déjà délité, décomposé, déjà bu, cela fermente sourdement déjà dans mes limons insondables.
Cité violette interdite
Elle est bâtie à l'image de Pei-king, capitale du Nord, sous un climat chaud à l'extrême ou plus froid que l'extrême froid.
A l'entour, les maisons des marchands, l'hôtellerie ouverte à tout le monde avec ses lits de passage ses mangeoires et ses fumiers.
En retrait, l'enceinte hautaine, la Conquérante aux âpres remparts, aux redans, aux châteaux d'angles pour mes bons défenseurs.
Au milieu, cette muraille rouge, réservant au petit nombre son carré d'amitié parfaite.
Mais, centrale, souterraine et supérieure, pleine de palais, de lotus, mes eaux mortes, d'eunuques et de porcelaines, – est ma Cité Violette interdite.
*
Je ne la décris pas; je ne la livre pas; j'y accède par des voies inconnues. Unique, unique et solitaire, mâle étrange dans ce troupeau servant, je n'enseigne pas ma retraite: mes amis, si l'un d'eux songeait à l’Empire!