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Il se rappelle certaines idées très anciennes. Il reconnaît des visages absents depuis plus d'un mois. Il découvre, dans les images coloriées qu'on lui donne, mille particularités qui le charment et l'inquiètent. Quand il feuillette le livre illustré qu'il préfère et dont il n'a déchiré que la moitié des pages, ses joues se tachent de rouge, et une lueur trop vive passe dans ses yeux.

Sa mère a peur de ce teint-là et de ces yeux-là; elle craint que trop de travail ne fatigue une tête si petite et molle encore; elle craint la fièvre, elle craint tout. Elle a peur de porter malheur à l'enfant dont elle s'est enorgueillie. Elle en est presque à souhaiter que son petit garçon, dont elle fut si fière, ressemble au petit du boulanger qu'elle voit tous les jours sur le pas de la boutique, avec une face énorme et plate, des yeux bleus sans regard, une bouche perdue sous les joues et un air de santé bête.

Il ne donne pas d'inquiétude, au moins, celui-là! Tandis que Pierre change de couleur à chaque instant; il a ses petites mains brûlantes, et il dort dans son berceau d'un sommeil agité.

Le médecin n'aime guère, non plus, que notre petit ami regarde des images. Il recommande le calme des idées.

Il fit:

«Élevez-le comme un petit chien. Ce n'est pourtant pas difficile!» En quoi il se trompe; c'est, au contraire, très difficile. Le docteur n'a aucune idée de la psychologie d'un petit garçon de vingt-neuf mois. Et puis le docteur est-il sûr que les petits chiens s'élèvent tous dans le calme de la pensée? J'en ai connu un qui, âgé de six semaines environ, rêvait toute la nuit et passait, dans son sommeil, du rire aux larmes avec une rapidité pénible. Il emplissait ma chambre de l'expression des sentiments les plus désordonnés. Est-ce du calme, cela?

Non pas! Aussi le petit animal faisait comme Pierre: il maigrissait. Il vécut pourtant. Pierre a de même en lui les germes d'une généreuse vie. Il n'est atteint dans aucun organe essentiel. Mais on voudrait le voir moins maigre et moins pâle.

Paris convient mal à ce petit Parisien. Ce n'est pas qu'il s'y déplaise. Au contraire, il s'y amuse trop; il y est attiré par trop de formes, de couleurs et de mouvements; il a trop à sentir et à comprendre; il s'y fatigue.

Au mois de juillet, sa mère l'emmena tout pâle et mince dans un petit coin de la Suisse, où l'on ne voyait que des sapins aux flancs de la montagne, de l'herbe et des vaches au creux de la vallée.

Un tel repos sur le sein de la grande et calme nourrice dura trois mois, trois mois pleins de riantes images et pendant lesquels beaucoup de pain bis fut mangé. Et je vis revenir, dans les premiers jours d'octobre, un petit Pierre nouveau, régénéré; un petit Pierre bruni, doré, cuit, presque joufflu, les mains noires, la voix grosse et le rire gros.

«Regardez mon Pierre, il est affreux, disait la maman joyeuse; il a les couleurs d'un bébé à vingt-neuf sous!» Mais elles ne durèrent pas, ces couleurs. Bébé pâlit, redevint nerveux, délicat, avec quelque chose de trop rare et de trop fin. Paris reprenait son influence. Je veux dire le Paris spirituel, qui n'est nulle part et qui est partout, le Paris qui inspire le goût et l'esprit, qui trouble, qui fait qu'on s'ingénie, même quand on est tout petit.

Et voilà Pierre de nouveau blêmissant et rougissant sur des images. vers la fin de décembre, je le trouvai nerveux avec des yeux énormes et de petites mains sèches. Il dormait mal et ne voulait plus manger.

Le médecin disait:

«Il n'a rien; faites-le manger.» Mais le moyen? Sa pauvre mère avait essayé de tout, et rien n'avait réussi. Elle en pleurait, et Pierre ne mangeait pas.

La nuit de Noël apporta à Pierre des polichinelles, des chevaux et des soldats en grand nombre. Et, le lendemain matin, devant la cheminée, la maman en peignoir, les mains pendantes, regardait avec défiance toutes ces figures grimaçantes de jouets.

«Cela va encore l'exciter! se disait-elle. Il y en a trop!» Et doucement, de peur d'éveiller Pierre, elle prit dans ses bras le polichinelle qui lui avait l'air méchant, les soldats qu'elle redoutait, les croyant fort capables d'entraîner plus tard son fils dans les batailles; elle prit le bon cheval rouge lui-même, et elle alla, sur la pointe des pieds, cacher tous ces joujoux dans son armoire.

N'ayant laissé dans la cheminée qu'une boîte de bois blanc, le cadeau d'un pauvre homme, une bergerie de trente-neuf sous, elle alla s'asseoir près du petit lit, et regarda dormir son fils. Elle était femme, et le petit air de fraude qu'avait sa bonne action la faisait sourire. Mais, voyant les paupières bleuies du bébé, elle songea de nouveau:

«C'est horrible qu'on ne puisse pas le faire manger, cet enfant!» À peine habillé, le petit Pierre ouvrit la boîte et vit les moutons, les vaches, les chevaux, les arbres, des arbres frisés. C'était, pour être exact, une ferme plutôt qu'une bergerie.

Il vit le fermier et la fermière. Le fermier portait une faux et la fermière un râteau. Ils allaient au pré faire les foins; mais ils n'avaient pas l'air de marcher. La fermière était vêtue d'un chapeau de paille et d'une robe rouge.

Pierre lui donna des baisers et elle lui barbouilla la joue. Il vit la maison: elle était si petite, et si basse, que la fermière n'aurait pu s'y tenir debout; mais cette maison avait une porte, et c'est à quoi Pierre la reconnut pour une maison.

Comment ces figures peintes se reflétèrent-elles dans les yeux barbares et frais d'un petit enfant? On ne sait, mais ce fut une magie. Il les pressait dans ses petits poings, qui en furent tout poissés; il les dressait sur sa petite table et les nommait par leurs noms avec l'accent de la passion:

Dada! Toutou! Moumou! En soulevant un de ces étranges arbres verts, au tronc lisse et droit et dont le feuillage en copeaux forme un cône, il s'écria: «Un pin!» Ce fut, pour sa mère, une sorte de révélation. Elle n'eût jamais trouvé cela. Et pourtant un arbre vert, en forme de cône, sur un fût droit, c'est certainement un sapin. Mais il fallait que Pierre le lui dit pour qu'elle s'en avisât:

«Ange!» Et elle l'embrassa si fort, que la bergerie en fut aux trois quarts renversée.

Cependant Pierre découvrait aux arbres de la boîte une ressemblance avec des arbres qu'il avait vus là-bas dans la montagne, au bon air.

Il voyait encore d'autres choses que sa maman ne voyait pas. Tous ces petits morceaux de bois enluminés évoquaient en lui des images touchantes. Il revivait par eux dans une nature alpestre; il était une seconde fois dans cette Suisse qui l'avait si grassement nourri. Alors, les idées se liant les unes aux autres, il pensa à manger et dit:

«Je voudrais du lait et du pain.» Il but et mangea. L'appétit se réveilla. Il soupa le soir comme il avait déjeuné le matin. Le lendemain, la faim lui revint en revoyant la bergerie. Ce que c'est que d'avoir de l'imagination! Quinze jours après, c'était un gros petit bonhomme. Sa mère était ravie. Elle disait:

«Regardez donc: quelles joues! un vrai bébé à treize sous! C'est la bergerie de ce pauvre M. X… qui a fait cela.»