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«Vous avez bien raison: allons nous coucher.» Notre Guignol n'avait encore rien dit; sa petite queue frétillait sur sa nuque. On riait déjà.

Gringalet, son fils, vint le rejoindre et lui donna un grand coup de tête dans le ventre avec une grâce naturelle.

Le public ne s'en fâcha point; au contraire il éclata de rire.

Un tel début est le comble de l'art. Et, si vous ne savez point pourquoi cette audace réussit, je vais vous le dire:

Guignol est valet et porte la livrée. Gringalet, son fils, porte la blouse; il ne sert personne et ne sert à rien. Cette supériorité lui permet de malmener son père sans manquer aux convenances.

C'est ce que Mlle Suzanne comprit parfaitement et son amitié pour Gringalet ne fut point diminuée. Gringalet est, en effet, un personnage sympathique. Il est grêle et mince; mais son esprit est plein de ressources. C'est lui qui rosse le gendarme. À six ans, Mlle Suzanne a son opinion faite sur les agents de l'autorité: elle est contre eux et rit quand Pandore est bâtonné. Elle a tort sans doute. Pourtant, il me déplairait, je l'avoue, qu'elle n'eût point ce tort. J'aime qu'à tout âge on soit un peu mutin. Celui qui vous parle est un paisible citoyen, respectueux de l'autorité et fort soumis aux lois; cependant si, devant lui, on joue un bon tour à un gendarme, à un sous-préfet ou à un garde champêtre, il sera le premier à en rire. Mais nous en étions à une contestation entre Guignol et Gringalet.

Mlle Suzanne donne raison à Gringalet. Je donne raison à Guignol. Écoutez et jugez: Guignol et Gringalet ont longtemps cheminé pour atteindre un village mystérieux, qu'eux seuls ont découvert et où courraient en foule les hommes hardis et cupides, s'ils le connaissaient. Mais ce village est mieux caché que ne le fut, pendant cent années, le château de la Belle au bois dormant. Il y a quelque magie à cela; car le lieu est habité par un enchanteur, qui réserve un trésor à quiconque sortira victorieux de plusieurs épreuves, dont l'idée seule fait frémir d'épouvante.

Nos deux voyageurs entrent dans la région enchantée, avec des dispositions bien dissemblables. Guignol est las; il se couche. Son fils lui reproche cette mollesse.

«Est-ce ainsi, lui dit-il, que nous nous emparerons des trésors que nous sommes venus chercher?» Et Guignol répond:

«Est-il un trésor qui vaille le sommeil?» J'aime cette réponse. Je vois en Guignol un sage qui sait la vanité de toute chose, et qui aspire au repos comme à l'unique bien après les agitations coupables ou stériles de la vie. Mais Mlle Suzanne le tient pour un lourdaud qui dort mal à propos et perdra, par sa faute, les biens qu'il était venu chercher, de grands biens, peut-être: des rubans, des gâteaux et des fleurs. Elle loue Gringalet de son zèle à conquérir ces trésors magnifiques.

Les épreuves, je l'ai dit, sont terribles. Il faut affronter un crocodile et tuer le Diable. Je dis à Suzanne:

«Mam'selle Suzon, voilà le Diable!» Elle me répond:

«Ça, c'est un nègre!» Cette réponse, empreinte de rationalisme, me désespère.

Mais moi, qui sais à quoi m'en tenir, j'assiste avec intérêt à la lutte du Diable et de Gringalet. Lutte terrible qui finit par la mort du Diable. Gringalet a tué le Diable!

Franchement, ce n'est pas ce qu'il a fait de mieux, et je comprends que les spectateurs plus spiritualistes que mam'selle Suzon restent froids et même un peu effrayés.

Le Diable mort, adieu le péché! Peut-être la beauté, cette alliée du Diable, s'en ira-t-elle avec lui! peut-être ne verrons-nous plus les fleurs dont on s'enivre et les yeux dont on meurt! Alors que deviendrons-nous en ce monde? Nous restera-t-il même la ressource d'être vertueux? J'en doute.

Gringalet n'a pas assez considéré que le mal est nécessaire au bien, comme l'ombre à la lumière; que la vertu est toute dans l'effort et que, si l'on n'a plus de diable à combattre, les saints seront aussi désœuvrés que les pécheurs. On s'ennuiera mortellement. Je vous dis qu'en tuant le Diable, Gringalet a commis une grave imprudence.

Polichinelle est venu nous faire la révérence, la toile est tombée, les petits garçons et les petites filles s'en sont allés, et je reste plongé dans mes réflexions. Mam'selle Suzon, qui me voit songeur, me croit triste. Elle a communément cette idée que les gens qui réfléchissent sont des malheureux. C'est avec une pitié délicate qu'elle me prend la main et me demande pourquoi j'ai du chagrin.

Je lui avoue que je suis fâché que Gringalet ait tué le Diable.

Alors elle me passe ses petits bras autour du cou et, approchant ses lèvres de mon oreille:

«Je vais te dire une chose: Gringalet a tué le nègre, mais il ne l'a pas tué pour de bon.» Cette parole me rassure; je me dis que le Diable n'est pas mort, et nous partons contents.

LES AMIS DE SUZANNE

I ANDRÉ

Vous avez connu le docteur Trévière. Vous vous rappelez sa large face ouverte et lumineuse et son beau regard bleu.

Il avait la main et l'âme d'un grand chirurgien. On admirait sa présence d'esprit dans les circonstances difficiles.

Un jour qu'il faisait, à l'amphithéâtre, une grave opération, le patient, à demi opéré, tomba dans une extrême faiblesse. Plus de chaleur, plus de circulation; l'homme passait. Alors Trévière le saisit à deux bras, poitrine contre poitrine, et secoua avec la puissance d'un lutteur ce corps sanglant et mutilé. Puis il reprit son scalpel et le mania avec cette audace prudente qui lui était habituelle. La circulation était rétablie, l'homme était sauvé.

En quittant le tablier, Trévière redevenait naïf et bonhomme. On aimait son gros rire. Quelques mois après l'opération que je viens de rappeler, il se fit, en essuyant son bistouri, une piqûre à laquelle il ne prit pas garde et qui lui inocula une affection purulente dont il mourut en deux jours, à l'âge de trente-six ans. Il laissait une femme et un enfant qu'il adorait.

On voyait, tous les jours de soleil, sous les sapins du bois de Boulogne, une jeune femme en deuil qui faisait de la guipure et regardait par-dessus son aiguille un petit garçon à quatre pattes entre sa pelle, sa brouette et des petits tas de terre. C'était Mme Trévière. Le soleil caressait la chaude pâleur de sa face et un trop-plein de vie et d'âme s'échappait en effluves de sa poitrine, parfois oppressée, et de ses grands yeux bruns pailletés d'or. Elle couvait du regard son enfant, qui, pour lui montrer les «pâtés» de terre qu'il avait faits, levait sa tête rousse et ses yeux bleus, la tête et les yeux de son père.

Il était rond et rose. Puis il s'amincit en grandissant, et ses joues, tiquetées de taches de rousseur, pâlirent. Sa mère s'inquiétait. Parfois, tandis qu'il s'amusait à courir dans le Bois avec ses petits camarades, s'il frôlait la chaise où elle brodait, elle le saisissait au vol, lui soulevait le menton sans rien dire, fronçait le sourcil en examinant ce visage pâlot et secouait imperceptiblement la tête, tandis qu'il reprenait sa volée. La nuit, au moindre bruit, elle se relevait et restait nu-pieds, penchée sur le petit lit. Des médecins, anciens camarades de son mari, la rassurèrent.