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«J'imagine qu'elle se nommait Lysilla, qu'elle craignait Némésis comme vous la craignez, mon amie, et que, comme vous, loin d'humilier les autres femmes par l'éclat d'un faste oriental, elle ne songeait qu'à se faire pardonner sa joie et sa beauté… Lysilla! Lysilla! avez-vous donc passé sans laisser sur la terre une ombre de votre forme, un souffle de votre âme charmante? Êtes-vous donc comme si vous n'aviez jamais été?» La maman de Suzanne coupe le fil capricieux de ces pensées.

«Mon ami, dit-elle, pourquoi parlez-vous ainsi de cette femme? Elle eut son temps comme nous avons le nôtre.

Ainsi va la vie.

– Vous concevez donc, mon âme, que ce qui a été puisse n'être plus?

– Parfaitement. Je ne suis pas comme vous qui vous étonnez de tout, mon ami.» Et ces paroles, elle les prononce d'un ton tranquille en préparant la toilette de nuit de Suzanne. Mais Suzanne refuse obstinément de se coucher.

Ce refus passerait dans l'histoire romaine pour un beau trait de la vie d'un Titus, d'un Vespasien ou d'un Alexandre Sévère. Ce refus fait que Suzanne est grondée. Justice humaine, te voilà! À vrai dire, si Suzanne veut rester debout, c'est, non pas pour veiller au salut de l'Empire, mais pour fouiller dans le tiroir d'une vieille commode hollandaise à gros ventre et à massives poignées de cuivre.

Elle y plonge; elle se tient d'une main au meuble, et, de l'autre, elle empoigne des bonnets, des brassières, des robes qu'elle jette, avec un grand effort, à ses pieds, en poussant de petits cris changeants, légers et sauvages. Son dos, couvert d'un fichu en pointe, est d'un ridicule attendrissant; sa petite tête, qu'elle tourne par moments vers moi, exprime une satisfaction plus touchante encore.

Je n'y puis tenir. J'oublie Némésis, je m'écrie:

«Voyez-la: elle est adorable dans son tiroir!» D'un geste à la fois mutin et craintif, sa maman me met un doigt sur la bouche. Puis elle retourne auprès du tiroir saccagé. Cependant je poursuis ma pensée:

«Chère amie, si Suzanne est admirable par ce qu'elle sait, elle est non moins admirable par ce qu'elle ne sait pas.

C'est dans ce qu'elle ignore qu'elle est pleine de poésie.» À ces mots, la maman de Suzanne tourna ses yeux vers moi en souriant un peu de côté, ce qui est signe de moquerie, puis elle s'écria:

«La poésie de Suzanne! la poésie de votre fille! Mais elle ne se plaît qu'à la cuisine, votre fille! Je la trouvai l'autre jour radieuse au milieu des épluchures. Vous appelez cela de la poésie, vous?

– Sans doute, chère amie, sans doute. La nature tout entière se reflète en elle avec une si magnifique pureté, qu'il n'y a rien au monde de sale pour elle, pas même le panier aux épluchures. C'est pourquoi vous la trouvâtes perdue, l'autre jour, dans l'enchantement des feuilles de chou, des pelures d'oignon et des queues de crevettes.

C'était un ravissement, madame. Je vous dis qu'elle transforme la nature avec une puissance angélique, et que tout ce qu'elle voit, tout ce qu'elle touche s'empreint pour elle de beauté.» Pendant ce discours, Suzanne quitta sa commode et s'approcha de la fenêtre. Sa mère l'y suivit et la prit dans ses bras. La nuit était tranquille et chaude. Une ombre transparente baignait la fine chevelure de l'acacia dont nous voyions les fleurs tombées former des traînées blanches dans notre cour. Le chien dormait, les pattes hors de sa niche. La terre était trempée au loin d'un bleu céleste. Nous nous taisions tous trois.

Alors, dans le silence, dans l'auguste silence de la nuit, Suzanne leva le bras aussi haut qu'il lui fut possible et, du bout de son doigt, qu'elle ne peut jamais ouvrir tout à fait, elle montra une étoile. Ce doigt, qui est d'une petitesse miraculeuse, se courbait par intervalles comme pour appeler.

Et Suzanne parla à l'étoile!

Ce qu'elle disait n'était pas composé de mots, c'était un parler obscur et charmant, un chant étrange, quelque chose de doux et de profondément mystérieux, ce qu'il faut enfin pour exprimer l'âme d'un bébé quand un astre s'y reflète.

«Elle est drôle, cette petite», dit sa mère en l'embrassant.

IV GUIGNOL

Hier, j'ai mené Suzanne à Guignol. Nous y prîmes tous deux beaucoup de plaisir; c'est un théâtre à la portée de notre esprit. Si j'étais auteur dramatique, j'écrirais pour les marionnettes. Je ne sais si j'aurais assez de talent pour réussir; du moins, la tâche ne me ferait point trop de peur.

Quant à composer des phrases pour la bouche savante des belles comédiennes de la Comédie-Française, je n'oserais jamais. Et puis, le théâtre, comme l'entendent les grandes personnes, est quelque chose d'infiniment trop compliqué pour moi. Je ne comprends rien aux intrigues bien ourdies. Tout mon art serait de peindre des passions, et je choisirais les plus simples. Cela ne vaudrait rien pour le Gymnase, le vaudeville ou le Français: mais ce serait excellent pour Guignol.

Ah! c'est là que les passions sont simples et fortes. Le bâton est leur instrument ordinaire. Il est certain que le bâton dispose d'une grande force comique. La pièce reçoit de cet agent une vigueur admirable; elle se précipite vers le «grand charassement final». C'est ainsi que les Lyonnais, chez qui le type de Guignol fut créé, désignent la mêlée générale qui termine toutes les pièces de son répertoire.

C'est une chose éternelle et fatale que ce «grand charassement»! C'est le 10 août, c'est le 9 thermidor, c'est Waterloo!

Je vous disais donc que j'ai mené hier Suzanne à Guignol. La pièce que nous vîmes représenter pèche sans doute par quelques endroits; je lui trouvai notamment des obscurités; mais elle ne peut manquer de plaire à un esprit méditatif, car elle donne beaucoup à penser. Telle que je l'ai comprise, elle est philosophique; les caractères en sont vrais et l'action en est forte. Je vais vous la conter comme je l'ai entendue.

Quand la toile se leva, nous vîmes paraître Guignol lui-même. Je le reconnus; c'était bien lui. Sa face large et placide gardait la trace des vieux coups de bâton qui lui avaient aplati le nez, sans altérer l'aimable ingénuité de son regard et de son sourire.

Il ne portait ni la souquenille en serge ni le bonnet de coton qu'en 1815, sur l'allée des Brotteaux, les Lyonnais ne pouvaient regarder sans rire. Mais, si quelque survivant de ces petits garçons qui virent ensemble, au bord du Rhône, Guignol et Napoléon, était venu, avant de mourir de vieillesse, s'asseoir hier avec nous aux Champs-Élysées, il aurait reconnu le fameux «salsifis» de sa chère marionnette, la petite queue qui frétille si drôlement sur la nuque de Guignol. Le reste du costume, habit vert et bicorne noir, était dans la vieille tradition parisienne qui fait de Guignol une espèce de valet.

Guignol nous regarda avec ses grands yeux, et je fus tout de suite gagné par son air de candeur effrontée et cette visible simplicité d'âme qui donne au vice une inaltérable innocence. C'était bien là, pour l'âme et l'expression, le Guignol guignolant que le bonhomme Mourguet, de Lyon, anima avec tant de fantaisie. Je croyais l'entendre répondre à son propriétaire, M. Canezou, qui lui reproche de «faire des contes à dormir debout»: