Et il lui montra le tome premier du traité des Erreurs humaines.
Quand le volume eut une plante à chaque feuillet, on prit le suivant, et, en trois étés, le chef-d'œuvre du docteur fut complètement changé en herbier.
LA BIBLIOTHÈQUE DE SUZANNE
I À MADAME D ***
Paris, le 15 décembre 188…
Voici venir le premier jour de l'an. Ce jour étant celui des dons et des souhaits, les enfants en ont la meilleure part.
Et c'est bien naturel. Ils ont grand besoin qu'on les aime.
Et puis ils ont cela de charmant, qu'ils sont pauvres. Ceux même d'entre eux qui sont nés dans le luxe n'ont rien que ce qu'on leur donne. Enfin, ils ne rendent pas; c'est pourquoi il y a plaisir à leur faire des présents.
Rien n'est plus intéressant que de choisir les joujoux et les livres qui leur conviennent. J'écrirai quelque jour un essai philosophique sur les jouets. C'est un sujet qui me tente, mais que je n'ose aborder sans une longue et sérieuse préparation.
Aujourd'hui, je m'en tiendrai aux livres destinés à récréer l'enfance, et, puisque vous avez bien voulu m'y inviter, je vous soumettrai, madame, quelques réflexions à ce sujet.
Une question se pose tout d'abord. Faut-il donner de préférence aux enfants des livres écrits spécialement pour eux?
Pour répondre à cette question, l'expérience suffit. Il est remarquable que les enfants montrent, la plupart du temps, une extrême répugnance à lire les livres qui sont faits pour eux. Cette répugnance ne s'explique que trop bien. Ils sentent, dès les premières pages, que l'auteur s'est efforcé d'entrer dans leur sphère au lieu de les transporter dans la sienne, qu'ils ne trouveront pas, par conséquent, sous sa conduite, cette nouveauté, cet inconnu dont l'âme humaine a soif à tout âge. Ils sont déjà possédés, ces petits, de la curiosité qui fait les savants et les poètes. Ils veulent qu'on leur révèle l'univers, le mystique univers. L'auteur qui les replie sur eux-mêmes et les retient dans la contemplation de leur propre enfantillage les ennuie cruellement.
C'est pourtant à cela qu'on s'applique, par malheur, quand on travaille, comme on dit, pour le jeune âge. On veut se rendre semblable aux petits. On devient enfant, sans l'innocence et la grâce. Je me rappelle un Collège incendié qu'on me donna avec les meilleures intentions du monde. J'avais sept ans et je compris que c'était une niaiserie. Un autre Collège incendié m'eût dégoûté des livres, et j'adorais les livres.
«Il faut bien pourtant, me direz-vous, se mettre à la portée des jeunes intelligences.» Sans doute, mais on y réussit mal par le moyen ordinairement employé, qui consiste à affecter la niaiserie, à prendre un ton béat, à dire sans grâce des choses sans force, enfin à se priver de tout ce qui, dans une intelligence adulte, charme ou persuade.
Pour être compris de l'enfance, rien ne vaut un beau génie. Les œuvres qui plaisent le mieux aux petits garçons et aux petites filles sont les œuvres magnanimes, pleines de grandes créations, dans lesquelles la belle ordonnance des parties forme un ensemble lumineux, et qui sont écrites dans un style fort et plein de sens.
J'ai plusieurs fois fait lire à de très jeunes enfants quelques chants de l'Odyssée, dans une bonne traduction. Ces enfants étaient ravis. Le Don Quichotte est, moyennant de larges coupures, la lecture la plus agréable où puisse se plonger une âme de douze ans. Pour moi, dès que j'ai su lire, j'ai lu le généreux livre de Cervantes, et je l'ai tant aimé et si bien senti, que c'est à cette lecture que je dois une forte part de la gaieté que j'ai encore aujourd'hui dans l'esprit.
Robinson Crusoé lui-même, qui est, depuis un siècle, le classique de l'enfance, fut écrit en son temps pour de graves hommes, pour des marchands de la Cité de Londres et pour des marins de Sa Majesté. L'auteur y mit tout son art, toute sa rectitude d'esprit, son vaste savoir, son expérience. Et cela se trouva n'être que le nécessaire pour amuser des écoliers.
Les chefs-d'œuvre que je cite là contiennent un drame et des personnages. Le plus beau livre du monde n'a pas de sens pour un enfant, si les idées y sont exprimées d'une façon abstraite. La faculté d'abstraire et de comprendre l'abstraction se développe tard et très inégalement chez les hommes. Mon professeur de sixième, qui, sans lui en faire un reproche, n'était ni un Rollin ni un Lhomond, nous disait de lire pendant les vacances, pour nous délasser, le Petit Carême de Massillon. Mon professeur de sixième nous disait cela pour nous faire croire qu'il se délassait lui-même à cette lecture et nous étonner ainsi. Un enfant que le Petit Carême intéresserait serait un monstre. Je crois d'ailleurs qu'il n'y a pas d'âge pour se plaire à de tels ouvrages.
Quand vous écrivez pour les enfants, ne vous faites point une manière particulière. Pensez très bien, écrivez très bien. Que tout vive, que tout soit grand, large, puissant dans votre récit. C'est là l'unique secret pour plaire à vos lecteurs.
Cela dit, j'aurais tout dit, si, depuis vingt ans, nous n'avions en France et, je crois bien, dans le monde entier, l'idée qu'il ne faut donner aux enfants que des livres de science, de peur de leur gâter l'esprit par de la poésie.
Cette idée est si profondément enracinée dans l'esprit public qu'aujourd'hui, quand on réimprime Perrault, c'est seulement pour les artistes et les bibliophiles. Voyez, par exemple, les éditions qu'en ont données Perrin et Lemerre.
Elles vont dans les bibliothèques des amateurs et se relient en maroquin plein avec des dorures au petit fer.
Par contre, les catalogues illustrés des livres d'étrennes enfantines présentent aux yeux, pour les séduire, des crabes, des araignées, des nids de chenille, des appareils à gaz. C'est à décourager d'être enfant. À chaque fin d'année, les traités de vulgarisation scientifique, innombrables comme les lames de l'Océan, inondent et submergent nous et nos familles. Nous en sommes aveuglés, noyés. Plus de belles formes, plus de nobles pensées, plus d'art, plus de goût, rien d'humain. Seulement des réactions chimiques et des états physiologiques.
On m'a montré hier l'Alphabet des Merveilles de l'Industrie!
Dans dix ans, nous serons tous électriciens.
M. Louis Figuier, qui pourtant est un homme de bien, sort de sa placidité ordinaire à la seule pensée que les petits garçons et les petites filles de France peuvent connaître encore Peau-d'Âne. Il a composé une préface tout exprès pour dire aux parents de retirer à leurs enfants les Contes de Perrault et de les remplacer par les ouvrages du docteur Ludovicus Ficus son ami. «Fermez-moi ce livre, mademoiselle Jeanne, laissez là, s'il vous plaît, "l'oiseau bleu, couleur du temps" que vous trouvez si aimable et qui vous fait pleurer, et étudiez vite l'éthérisation. Il serait beau qu'à sept ans vous n'eussiez pas encore une opinion faite sur la puissance anesthésique du protoxyde d'azote!» M. Louis Figuier a découvert que les fées sont des êtres imaginaires. C'est pourquoi il ne peut souffrir qu'on parle d'elles aux enfants. Il leur parle du guano, qui n'a rien d'imaginaire. – Eh bien, docteur, les fées existent précisément parce qu'elles sont imaginaires. Elles existent dans les imaginations naïves et fraîches, naturellement ouvertes à la poésie toujours jeune des traditions populaires.