Raymond
Hé! cousine, il vous semble raisonnable de vous tromper. L'humanité tout entière est comme vous. Si l'erreur paraissait absurde à tout le monde, personne ne se tromperait. C'est le sens commun qui donne lieu à tous les faux jugements. Le sens commun nous enseigne que la terre est fixe, que le soleil tourne autour et que les hommes qui vivent aux antipodes marchent la tête en bas. Défiez-vous du bon sens, cousine. C'est en son nom qu'on a commis toutes les bêtises et tous les crimes. Fuyons-le, et revenons à Barbe-Bleue, qui est le soleil. Les sept femmes qu'il tue, sont sept aurores. En effet, chaque jour de la semaine, le soleil, en se levant, met fin à une aurore. L'astre chanté dans les hymnes védiques a pris dans le conte gaulois, je l'avoue, la physionomie passablement féroce d'un tyranneau féodal; mais il a gardé un attribut qui témoigne de son antique origine et qui fait reconnaître en ce méchant hobereau un ancien dieu solaire. Cette barbe à laquelle il doit son nom, cette barbe couleur du temps, l'identifie à l'Indra védique, le dieu du firmament, le dieu radieux, pluvieux, tonnant dont la barbe est d'azur.
Laure
Cousin, dites-moi, de grâce, si les deux cavaliers, dont l'un était dragon et l'autre mousquetaire, sont aussi des dieux de l'Inde.
Raymond
Avez-vous entendu parler des Açwins et des Dioscures?
Laure
Jamais.
Raymond
Les Açwins chez les Indous et les Dioscures chez les Hellènes figuraient les deux crépuscules. C'est ainsi que, dans le mythe grec, les Dioscures Castor et Pollux délivrent Hélène, la lumière matinale, que Thésée, le soleil, tient prisonnière. Le dragon et le mousquetaire du conte n'en font ni plus ni moins en délivrant Mme Barbe-Bleue, leur sœur.
Octave
Je ne nie pas que ces interprétations ne soient ingénieuses; mais je les crois dénuées de tout fondement. Vous m'avez renvoyé tantôt à mes avoines avec mes Hongrois.
Je vous dirai à mon tour que votre système n'est pas neuf et que feu mon grand-père, grand liseur de Dupuis, de Volney et de Dulaure, voyait le zodiaque à l'origine de tous les cultes. Le brave homme me disait, au grand scandale de ma pauvre mère, que Jésus-Christ était le soleil, et ses douze apôtres les douze mois de l'année. Mais savez-vous, monsieur le savant, comment un homme d'esprit confondit Dupuis, Volney, Dulaure et mon grand-père? Il appliqua leur théorie à l'histoire de Napoléon Ier et démontra, par ce moyen, que Napoléon n'avait pas existé, que son histoire était un mythe. Ce héros qui naît dans une île, triomphe dans des contrées orientales et méridionales, perd sa puissance l'hiver dans le Nord et disparaît dans l'Océan, c'est, disait l'auteur dont j'ai oublié le nom, c'est évidemment le soleil. Ses douze maréchaux sont les douze signes du zodiaque, et ses quatre frères, les quatre saisons.
Je crains bien, Raymond, que vous ne procédiez, à l'égard de Barbe-Bleue, comme cet homme d'esprit à l'égard de Napoléon Ier.
Raymond
L'auteur dont vous parlez avait de l'esprit, comme vous le dites, et du savoir; il se nommait Jean-Baptiste Pérès. Il est mort bibliothécaire, à Agen, en 1840. Son curieux petit livre: Comme quoi Napoléon n'a jamais existé, fut imprimé, si je ne me trompe, en 1817.
C'est, en effet, une critique très ingénieuse du système de Dupuis. Mais la théorie, dont je vous ai fait une application isolée, et par conséquent sans force, est établie sur la grammaire et la mythologie comparées. Les frères Grimm ont recueilli, comme vous savez, les contes populaires de l'Allemagne. Leur exemple a été suivi dans presque tous les pays, et nous possédons aujourd'hui des collections de contes scandinaves, danois, flamands, russes, anglais, italiens, zoulous, etc. En lisant ces contes, d'origines si diverses, on remarque avec surprise qu'ils procèdent tous ou presque tous d'un petit nombre de types. Tel conte scandinave semble calqué sur tel conte français, qui lui-même reproduit les traits principaux d'un conte italien.
Or, il n'est pas admissible que ces ressemblances soient l'effet d'échanges successifs entre les différents peuples.
On a donc supposé, comme je vous le disais tout à l'heure, que les familles humaines possédaient ces récits avant leur séparation et qu'elles les imaginèrent pendant leur repos immémorial dans leur commun berceau. Mais, comme on n'a entendu parler ni d'une contrée ni d'un âge où les Zoulous, les Papous et les Indous paissaient leurs bœufs ensemble, il faut penser que les combinaisons de l'esprit humain, à son enfance, sont partout les mêmes, que les mêmes spectacles ont produit les mêmes impressions dans toutes les têtes primitives, et que les hommes, également sujets à la faim, à l'amour et à la peur, ayant tous le ciel sur leur tête et la terre sous leurs pieds, ont tous, pour se rendre compte de la nature et de la destinée, imaginé les mêmes petits drames.
Les contes de nourrice n'étaient pas moins, à leur origine, qu'une représentation de la vie et des choses, propre à satisfaire des êtres très naïfs. Cette représentation se fit probablement d'une manière peu différente dans le cerveau des hommes blancs, dans celui des hommes jaunes et dans celui des hommes noirs.
Cela dit, je crois qu'il sera sage de nous en tenir à la tradition indo-européenne et de remonter à nos aïeux de la Bactriane, sans plus nous inquiéter des autres familles humaines.
Octave
Je vous suis avec plaisir. Mais ne croyez-vous pas qu'un sujet si obscur puisse être livré sans dangers aux hasards de la conversation?
Raymond
À vous dire vrai, je crois que les hasards d'une causerie familière sont moins dangereux pour mon sujet que les développements logiques d'une étude écrite. N'abusez pas contre moi de cet aveu, que je rétracterai, je vous en préviens, dès que vous ferez mine de vous en prévaloir à mes dépens. Désormais, je ne procéderai plus que par affirmations. Je me donnerai le plaisir d'être certain de ce que je dirai. Tenez-vous pour averti. J'ajoute que si je me contredis, ce qui arrivera très probablement, je confondrai dans un même amour les deux fils ennemis de ma pensée, afin d'être sûr de ne point faire tort à celui des deux qui est le bon. Enfin, je serai âpre, tranchant, et, s'il se peut, fanatique.
Laure
Nous verrons si cet air-là va à votre visage. Mais qui vous force à le prendre?
Raymond
L'expérience. Elle me démontre que le scepticisme le plus étendu cesse là où commence soit la parole, soit l'action. Dès qu'on parle, on affirme. Il faut en prendre son parti. Je m'y résigne. Je vous épargnerai de la sorte les «peut-être», les «si j'ose dire», les «en quelque sorte», et autres mantilles du langage, dont un Renan peut seul se parer avec grâce.
Octave
Soyez âpre, tranchant. Mais, de grâce, mettez un peu d'ordre dans votre exposition. Et qu'on sache quelle est votre thèse, maintenant que vous en avez une.