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Laure

Tout soleil qu'il est, votre roi me choque et j'en veux à ceux qui l'ont imaginé.

Raymond

Ils étaient innocents et par conséquent immoraux… Ne vous récriez pas, cousine, c'est la corruption qui donne une raison d'être à la morale, de même que c'est la violence qui nécessite la loi. Ce sentiment du roi pour sa fille, respecté avec une naïveté religieuse par la tradition et par Perrault, atteste la vénérable antiquité du conte et le fait remonter jusqu'aux tribus patriarcales de l'Ariadne.

L'inceste était considéré sans horreur dans ces innocentes familles de pâtres chez qui le père se nommait «celui qui protège», le frère «celui qui aide», la sœur «celle qui console», la fille «celle qui trait les vaches», le mari «le fort», et l'épouse «la forte». Ces bouviers du pays du soleil n'avaient point inventé la pudeur. Parmi eux, la femme, étant sans mystère, était sans danger. La volonté du patriarche était la seule loi qui permettait ou non au mari d'emmener une épouse dans le chariot attelé de deux bœufs blancs. Si, par la force des choses, l'union du père et de la fille était rare, cette union n'était pas réprouvée. Le père de Peau-d’Âne ne fit point scandale. Le scandale est propre aux sociétés polies, et c'est même une de leurs distractions les plus chères.

Octave

Je vous laisse dire. Mais je suis bien sûr que vos explications ne valent rien. La morale est innée dans l'homme.

Raymond

La morale est la science des mœurs; elle change avec les mœurs. Elle diffère dans tous les pays et ne reste nulle part dix ans la même.

Votre morale, Octave, n'est pas celle de votre père.

Quant aux idées innées, c'est une grande rêverie.

Laure

Messieurs, laissons, s'il vous plaît, la morale et les idées innées, qui sont des choses fort ennuyeuses, et revenons au père de Peau-d’Âne, qui est le soleil.

Raymond

vous rappelez-vous qu'il nourrissait dans son écurie, au milieu des plus nobles chevaux richement caparaçonnés et «roides d'or et de broderies, un âne que la nature avait formé si extraordinaire, dit le conte, que sa litière, au lieu d'être malpropre, était couverte, tous les matins, de beaux écus au soleil et de beaux louis d'or de toute espèce»? Eh bien, cet âne oriental, onagre, hémione ou zèbre, est le coursier du soleil, et les louis d'or dont il couvre sa litière sont les disques lumineux que l'astre répand à travers la feuillée. Sa peau est elle-même un emblème distinct qui représente la nuée. L'aurore s'en voile et disparaît. vous rappelez-vous la jolie scène, quand Peau-d’Âne est vue, dans sa robe couleur du ciel, par le beau prince qui a mis l'œil sur le trou de la serrure? Ce prince, fils du roi, est un rayon de soleil…

Laure

Dardé à travers la porte, c'est-à-dire entre deux nuages, n'est-il pas vrai?

Raymond

On ne peut mieux dire, cousine, et je vois que vous vous entendez admirablement en mythologie comparée. – Prenons le conte le plus simple de tous, cette histoire d'une jeune fille qui laisse échapper de sa bouche deux roses, deux perles et deux diamants. Cette jeune fille est l'aurore qui fait éclore les fleurs et les baigne de rosée et de lumière. Sa méchante sœur, qui vomit des crapauds, est la brume. – Cendrillon, noircie par les cendres du foyer, c'est l'aurore assombrie par les nuages. Le jeune prince qui l'épouse est le soleil.

Octave

Ainsi les femmes de Barbe-Bleue sont des aurores. Peau-d'Âne est une aurore, la jeune fille qui laisse tomber de sa bouche des roses et des perles est une aurore, Cendrillon est une aurore, vous ne nous montrez que des aurores.

Raymond

C'est que l'aurore, l'aurore magnifique de l'Inde, est la plus riche source de la mythologie aryenne. Elle est célébrée, sous des noms et des formes multiples, dans les hymnes védiques. Dès la nuit on l'appelle, on l'attend, avec une espérance mêlée de crainte:

«Notre antique amie, l'Aurore, reviendra-t-elle? Les puissances de la nuit seront-elles vaincues par le dieu de la lumière?» Mais elle vient, la claire jeune fille, «elle s'approche de chaque maison», et chacun se réjouit dans son cœur. C'est elle, c'est la fille de Dyaus, la divine bouvière, qui conduit, chaque matin, au pâturage les vaches célestes, dont les lourdes mamelles laissent s'égoutter sur la terre aride une rosée fraîche et féconde.

Comme on a chanté sa venue, on chantera sa fuite, et l'hymne va célébrer la victoire du soleil:

«Voici encore une forte et mâle action que tu as accomplie, à Indra! Tu frappes la fille de Dyaus, une femme qu'il est difficile de vaincre. Oui, la fille de Dyaus, la glorieuse, l'Aurore, toi, Indra, grand héros, tu l'as mise en pièces.

«L'Aurore se précipita à bas de son char brisé, craignant qu'Indra, le taureau, ne la frappât.

«Son char gisait là, brisé en morceaux; quant à elle, elle s'enfuit bien loin.» L'indou primitif se faisait de l'aurore une image changeante, mais toujours vive, et les reflets affaiblis et altérés de cette image sont encore visibles dans les contes dont nous venons de parler, comme aussi dans Le Petit Chaperon rouge. La couleur du bonnet que porte la petite-fille de la Mère Grand est un premier indice de sa céleste origine.

L'office qu'on lui donne de porter une galette et un pot de beurre la fait ressembler à l'aurore des védas, qui est une messagère. Quant au loup qui la dévore…

Laure

C'est un nuage.

Raymond

Non pas, cousine. C'est le soleil.

Laure

Le soleil, un loup?

Raymond

Le loup dévorateur, au poil brillant, vrika, le loup védique. N'oubliez pas que deux dieux solaires, l'Apollon Lycien des Grecs et l'Apollon Soranus des Latins, ont le loup pour emblème.

Octave

Comment a-t-on pu comparer le soleil à un loup?

Raymond

Quand le soleil tarit les citernes, brûle les prés et sèche le cuir sur l'échine amaigrie des bœufs haletants qui tirent la langue, n'est-ce point un loup dévorant? Le poil du loup reluit, ses prunelles brillent; il montre des dents blanches, sa mâchoire et ses reins sont forts: il procède du soleil par l'éclat de son pelage et de ses yeux et par la puissance destructive de ses mâchoires. vous craignez peu le soleil, Octave, dans ce pays humide où fleurissent les pommiers; mais le petit Chaperon rouge, qui vient de loin, a traversé de chaudes contrées.

Laure