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Ah! je vivrais cent ans que jamais je n’oublierais son visage à ce moment. On eût dit qu’à force de volonté et d’énergie, elle retenait pour quelque grande tâche son dernier soupir près de s’envoler.

Quand j’entrai dans sa chambre, ses traits se détendirent.

– Comme tu as tardé!… murmura-t-elle d’une voix faible.

Je voulais m’excuser, mais elle m’interrompit du geste et ordonna aux femmes qui l’entouraient de se retirer.

Dès que nous fûmes seuls:

– Tu es un honnête garçon, n’est-ce pas? me dit-elle… Je vais te donner une grande marque de confiance… On me croit pauvre, on se trompe… Pendant que les miens se ruinaient le plus gaiement du monde, j’économisais les cinq cents louis de pension que me servait annuellement M. le duc mon frère…

Elle me fit signe de m’approcher et de m’agenouiller près de son lit.

J’obéis, et aussitôt Mlle Armande se penchant vers moi, colla presque ses lèvres contre mon oreille et ajouta:

– Je possède quatre-vingt mille livres en or.

J’eus comme un éblouissement, mais ma marraine ne s’en aperçut pas.

– Cette somme, continua-t-elle, n’est pas le quart des anciens revenus de notre maison… Qui sait cependant si elle ne sera pas un jour l’unique ressource des Sairmeuse?… Je vais te la remettre, Lacheneur, je la confie à ta probité et à ton dévouement… On va mettre en vente, dit-on, les terres des émigrés. Si cette affreuse injustice a lieu, tu rachèteras pour soixante-dix mille livres de nos propriétés… Dans le cas contraire, tu feras parvenir cette somme à M. le duc mon frère qui a suivi M. le comte d’Artois. Le surplus, c’est-à-dire les mille pistoles de différence, je te les donne, elles sont à toi…

Les forces semblaient lui revenir. Elle se souleva sur son lit, et, me tendant la croix de son chapelet:

– Jure sur l’image de notre Sauveur, me dit-elle, jure que tu exécuteras fidèlement les dernières volontés de ta marraine mourante.

Je jurai, et son visage exprima une grande joie.

– C’est bien, reprit-elle; je mourrai tranquille… tu auras une protectrice là-haut. Mais ce n’est pas tout… Dans le temps où nous vivons, cet or ne sera en sûreté entre tes mains que si on ignore que tu le possèdes… J’ai cherché comment tu le sortirais de ma chambre et du château, à l’insu de tous, et j’ai trouvé un moyen. L’or est là, dans cette armoire, à la tête de mon lit, entassé dans un coffre de chêne… Il faut que tu aies la force de porter ce coffre… il le faut. Tu vas l’attacher à un drap et le descendre bien doucement, par la fenêtre, dans le jardin… Tu sortiras ensuite d’ici, comme tu y es entré, et une fois dehors, tu iras prendre le coffre et tu le porteras chez toi… La nuit est noire; on ne te verra pas si tu sais prendre tes précautions… Mais hâte-toi, je suis à bout de forces…

Le coffre était lourd, mais j’étais robuste. Deux draps que je pris dans un bahut firent l’affaire.

En moins de dix minutes, j’eus terminé, sans embarras, sans un seul bruit capable de nous trahir. Pendant que je refermais la fenêtre:

– C’est fini, marraine, dis-je.

– Dieu soit loué!… balbutia-t-elle, Sairmeuse est sauvé!…

J’entendis un profond soupir, je me retournai… elle était morte.

Cette scène que retraçait M. Lacheneur, il la voyait…

Ses plus futiles circonstances jaillissaient des cendres du passé comme les flammes d’un incendie mal éteint.

Feindre, déguiser la vérité, ménager des réticences, était hors de son pouvoir.

Il ne s’appartenait plus.

Ce n’est pas à sa fille qu’il s’adressait, mais à la morte, à Mlle Armande de Sairmeuse…

Et s’il frissonna en prononçant ces mots: «elle était morte,» c’est qu’il lui semblait qu’elle allait apparaître et lui demander compte de son serment.

Après un moment de silence pénible, c’est d’une voix sourde qu’il poursuivit:

– J’appelai au secours… on vint. Mlle Armande était adorée, les larmes éclatèrent, et il y eut une demi-heure d’inexprimable confusion. Tout le monde perdait la tête excepté moi… Je pus me retirer sans être remarqué, courir au jardin et enlever le coffre de chêne… Une heure plus tard, il était enterré dans la misérable masure que j’habitais… L’année suivante, j’achetai Sairmeuse…

Il avait tout avoué, il s’arrêta tremblant, cherchant son arrêt dans les yeux de sa fille.

– Et vous hésitez?… demanda-t-elle.

– Ah!… tu ne sais pas…

– Je sais qu’il faut rendre Sairmeuse.

C’était bien là ce que lui criait la voix de sa conscience, cette voix qui n’est qu’un murmure et que cependant tout le fracas de l’univers ne saurait étouffer.

– Personne ne m’a vu emporter le coffre, balbutia-t-il. On me soupçonnerait qu’on ne trouverait pas une seule preuve… Mais personne ne sait rien…

Marie-Anne se redressa, l’œil étincelant de la plus généreuse indignation.

– Mon père!… interrompit-elle, oh!… mon père!…

Et d’un ton plus calme elle ajouta:

– Si le monde ne sait rien, pouvez-vous donc oublier, vous!…

M. Lacheneur semblait près de succomber aux souffrances des horribles combats qui se livraient en lui.

Moins abattu est l’accusé à l’heure où se décide son sort, pendant ces minutes éternelles où il attend un verdict de vie ou de mort, l’œil fixé sur cette petite porte par où il a vu le jury sortir pour délibérer.

– Rendre!… reprit-il, quoi?… Ce que j’ai reçu?… Soit, je consens. Je porterai au duc quatre-vingt mille francs, j’y ajouterai les intérêts de cette somme depuis que je l’ai en dépôt, et… nous serons quittes.

La jeune fille hochait la tête d’un air doux et triste.

– Pourquoi ces subterfuges indignes de toi? prononça-t-elle. Tu sais bien que c’est Sairmeuse que Mlle Armande entendait confier au serviteur de sa famille… C’est Sairmeuse qu’il faut rendre.

Ce mot de «serviteur» devait révolter un homme qui, tant qu’avait duré l’Empire, avait été un des puissants du pays.

– Ah!… vous êtes cruelle, ma fille, dit-il avec une profonde amertume, cruelle comme l’enfant qui n’a jamais souffert…, cruelle comme celui qui, n’ayant jamais été tenté, est impitoyable pour qui succombe à la tentation.

Il est des actes que Dieu seul, en sa divine justice, peut juger, parce que seul il sait tout et lit au fond des âmes…

Je ne suis qu’un dépositaire, me dis-tu. C’est bien ainsi que je me considérais jadis…