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Si ta pauvre sainte mère vivait encore, elle te dirait mon trouble et mes angoisses en me voyant cette richesse soudaine qui n’était pas mienne… Je tremblais de me laisser prendre à ses séductions, j’avais peur de moi… J’étais comme le joueur chargé de tenir le jeu d’un autre, comme un ivrogne qui aurait reçu en dépôt les plus délicieuses liqueurs…

Ta mère te dirait que j’ai remué ciel et terre pour retrouver le duc de Sairmeuse. Mais il avait quitté le comte d’Artois, on ne savait ce qu’il était devenu… J’ai été dix ans avant de me décider à habiter le château, oui, dix ans, pendant lesquels chaque matin j’ai fait brosser les meubles et les tapis comme si le maître eût dû revenir le soir.

Enfin j’osai… J’avais entendu M. d’Escorval affirmer que le duc avait été tué à la guerre… je m’installai ici. Et de jour en jour, à mesure que par mes soins le domaine de Sairmeuse devenait plus beau et plus vaste, je m’en sentais plus légitimement le possesseur…

Mais ce plaidoyer désespéré en faveur d’une cause mauvaise, ne pouvait toucher la loyale Marie-Anne.

– Il faut restituer!… répéta-t-elle.

M. Lacheneur se tordait les bras.

– Implacable!… s’écria-t-il, elle est implacable. Malheureuse, qui ne comprend pas que c’est pour elle que je prétends, que je veux rester ce que je suis. Hésiterais-je, s’il ne s’agissait que de moi… Je suis vieux et je connais la misère et le travail; l’oisiveté n’a pas fait disparaître les callosités de mes mains. Que me faudrait-il pour vivre en attendant ma place au cimetière? Une croûte de pain frottée d’oignon le matin, une écuellée de soupe le soir, et pour la nuit une botte de paille. Je saurais toujours bien me gagner cela. Mais toi, malheureuse enfant, mais ton frère, que deviendriez-vous?

– On ne discute ni ne transige avec le devoir, mon père… Je crois cependant que vous vous effrayez à tort. Je suppose au duc l’âme trop haute pour nous laisser jamais manquer du nécessaire après l’immense service que vous lui aurez rendu.

L’ancien serviteur des Sairmeuse eut un éclat de rire nouveau.

– Tu crois cela!… dit-il. C’est que tu ne connais pas ces nobles qui ont été nos maîtres pendant des siècles. Un «tu es un brave garçon!» bien froid, serait toute ma récompense, et on nous renverrait, moi à ma charrue, toi à l’antichambre. Et si je m’avisais de parler des mille pistoles qui m’ont été données, on me traiterait de bélître, de faquin et d’impudent drôle… Par le saint nom de Dieu!… cela ne sera pas.

– Oh!… mon père!…

– Non, cela ne saurait être… Et je vois, moi, ce que tu ne peux pas voir, l’ignominie de la chute… Tu nous crois aimés à Sairmeuse?… tu te trompes. Nous avons été trop heureux pour ne pas être jalousés et haïs. Que je tombe demain, et tu verras se jeter sur nous, pour nous déchirer, ceux qui aujourd’hui nous lèchent les mains…

Ses yeux brillèrent; il pensa qu’il venait de trouver un argument victorieux.

– Et toi-même, poursuivit-il, toi si entourée, tu connaîtrais les horreurs du mépris… Tu éprouverais cette douleur épouvantable de voir s’éloigner de toi jusqu’à celui que ton cœur a choisi librement, entre tous!…

Il avait frappé juste, car les beaux yeux de Marie-Anne s’emplirent de larmes.

– Si vous disiez vrai, mon père, murmura-t-elle d’une voix altérée, je mourrais peut-être de douleur, mais il me faudrait bien reconnaître que j’avais mal placé ma confiance et mon affection.

– Et tu t’obstines à me conseiller de rendre Sairmeuse?…

– L’honneur parle, mon père…

M. Lacheneur disloqua à demi, d’un coup de poing terrible, le meuble près duquel il se trouvait.

– Et si je m’entêtais, moi aussi, s’écria-t-il, si je gardais tout… que ferais-tu?

– Je me dirais, mon père, qu’une misère honnête vaut mieux qu’une fortune volée, je quitterais ce château, qui est au duc de Sairmeuse, et je chercherais une place de fille de ferme aux environs…

Cette terrible réponse atteignit M. Lacheneur comme un coup de massue. Il se laissa tomber sur un fauteuil en sanglotant… Il connaissait assez sa fille pour savoir que ce qu’elle disait elle le ferait.

Mais il était vaincu, sa fille l’emportait, il venait de se résoudre à l’héroïque sacrifice.

– Je restituerai Sairmeuse, balbutia-t-il… advienne que pourra…

Il s’interrompit, un visiteur lui arrivait.

C’était un tout jeune homme d’une vingtaine d’années, de tournure distinguée, à l’air mélancolique et doux.

Son regard, quand il entra dans le salon, ayant rencontré celui de Marie-Anne, il devint cramoisi, et la jeune fille se détourna à demi, rougissant jusqu’à la racine des cheveux.

– Monsieur, dit ce jeune homme, mon père m’envoie vous dire que le duc de Sairmeuse et son fils viennent d’arriver. Ils ont demandé l’hospitalité à M. le curé.

M. Lacheneur s’était levé, dissimulant mal son trouble affreux.

– Vous remercierez le baron d’Escorval de son attention, mon cher Maurice, répondit-il, j’aurai l’honneur de le voir aujourd’hui même, après une démarche bien grave que nous allons faire, ma fille et moi.

Le jeune d’Escorval avait vu, du premier coup d’œil, que sa présence était importune, aussi ne resta-t-il que quelques instants.

Mais quand il se retira, Marie-Anne avait eu le temps de lui dire tout bas, et sans vouloir s’expliquer autrement:

– Je crois connaître votre cœur, Maurice, ce soir, je le connaîtrai certainement.

III

Peu de gens à Sairmeuse connaissaient autrement que de nom ce terrible duc dont l’arrivée mettait le village en émoi.

C’est à peine si quelques anciens du pays se rappelaient l’avoir entrevu, autrefois, avant 89, lorsqu’il venait, à de longs intervalles, rendre visite à sa tante, la vieille demoiselle Armande.

Sa charge le retenait à la cour.

S’il n’avait pas donné signe de vie tant qu’avait duré l’Empire, c’est qu’il n’avait pas eu à subir les misères et les humiliations qui attendaient les émigrés dans l’exil.

Il y avait au contraire trouvé, en échange de la fortune délabrée que lui enlevait la Révolution, une fortune royale.

Réfugié à Londres après le licenciement de l’impuissante armée de Condé, il avait eu le bonheur de plaire à la fille unique d’un des plus riches pairs d’Angleterre, lord Holland, et il l’avait épousée.

Elle lui apportait en dot 250, 000 livres sterling, plus de six millions de francs.

Cependant ce ménage ne fut pas heureux. Le compagnon des plaisirs trop faciles de M. le comte d’Artois, le gentilhomme qui avait prétendu reprendre sous Louis XVI les mœurs de la Régence, ne pouvait pas être un bon mari.