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– Que ne puis-je seulement leur assurer une modeste existence!… Compter sur l’avenir, quelle folie!… Qui eût prévu, il y a trente ans, que la famille de Sairmeuse serait dépossédée…

Avec de telles idées, il devait être un bon maître; il le fut, mais on ne lui en tint nul compte. Ses anciens camarades ne pouvaient lui pardonner sa prestigieuse élévation. Il était rare qu’on parlât de lui sans souhaiter sa ruine à mots couverts.

Hélas!… les mauvais jours arrivèrent.

Vers la fin de 1812, il perdit sa femme, et les désastres de 1813 lui enlevèrent toute sa fortune mobilière confiée à un industriel de ses amis. Fortement compromis lors de la première Restauration, il fut obligé de se cacher, et, pour comble, la conduite de son fils, à Paris, lui donnait de sérieuses inquiétudes…

La veille encore, il s’estimait le plus malheureux des hommes…

Mais voici qu’un nouveau malheur le menaçait, si épouvantable que tous les autres étaient oubliés…

Entre le jour où il avait acheté Sairmeuse, et ce fatal dimanche d’août 1815, vingt ans s’étaient écoulés…

Vingt ans!… Et il lui semblait que c’était hier que, rouge et tremblant, il alignait les piles de louis sur le bureau du receveur du district.

Avait-il rêvé?… Avait-il vécu?…

Il n’avait pas rêvé… une vie entière tient dans l’espace de dix secondes, avec ses luttes et ses misères, ses joies inattendues et ses espoirs envolés…

Perdu dans ses souvenirs il était à mille lieues de la situation présente, quand un vulgaire incident, plus puissant que la voix de sa fille, le ramena brutalement à l’affreuse réalité.

La grille du château de Sairmeuse – de son château – où il venait d’arriver se trouvait fermée.

Il secoua les barreaux avec une sorte de rage, et ne pouvant briser la serrure, il sonna à briser la cloche.

Au bruit, le jardinier se hâta d’accourir.

– Pourquoi cette grille est-elle fermée?… demanda M. Lacheneur avec une violence inouïe… De quel droit barricade-t-on ma maison lorsque moi, le maître, je suis dehors!…

Le jardinier voulut présenter quelques excuses.

– Tais-toi!… interrompit M. Lacheneur, je te chasse, tu n’es plus à mon service!…

Il passa, laissant le jardinier pétrifié, et traversa la cour du château, cour d’honneur princière, sablée de sable fin, entourée de gazons, de corbeilles de fleurs et de massifs d’arbres verts.

Dans le vestibule dallé de marbre, trois de ses métayers étaient assis, l’attendant, car c’était le dimanche qu’il recevait les gens de son immense exploitation.

Ils se levèrent dès qu’il parut, se découvrant respectueusement. Mais il ne leur laissa pas le temps de prononcer une parole.

– Qui vous a permis d’entrer ici?… leur dit-il d’un ton menaçant; que me voulez-vous? On vous envoie m’espionner, n’est-ce pas?… Sortez!…

Les trois hommes demeurèrent plus ébahis que le jardinier, et leurs réflexions durent être singulières.

Mais M. Lacheneur ne pouvait les entendre. Il avait ouvert la porte du grand salon, et il s’y était précipité suivi de sa fille épouvantée.

Jamais Marie-Anne n’avait vu son père ainsi, et elle tremblait, le cœur navré par les plus affreux pressentiments.

Elle avait entendu dire que parfois, sous l’empire de certaines passions, des infortunés perdent tout à coup la raison, et elle se demandait si son père ne devenait pas fou.

En vérité, il semblait l’être. Ses yeux flamboyaient, des spasmes convulsifs le secouaient, une écume blanche montait à ses lèvres.

Il tournait autour du salon furieusement, comme la bête fauve dans sa cage, avec des gestes désordonnés et des exclamations rauques.

Ses façons étaient étranges, incompréhensibles. Tantôt il semblait tâter du bout du pied l’épaisseur du tapis, tantôt il se penchait sur les meubles comme pour en éprouver le moelleux.

Par moments, il s’arrêtait brusquement devant un des tableaux de maître qui cachaient les murs ou devant quelque bronze… On eût dit qu’il inventoriait et qu’il estimait toutes les choses magnifiques et coûteuses qui décoraient cette pièce, la plus somptueuse du château.

– Et je renoncerais à tout cela!… s’écria-t-il enfin. Ce mot expliquait tout.

– Non, jamais!… reprit-il avec un emportement effrayant, jamais! jamais!… Je ne saurais m’y résoudre… je ne peux pas… je ne veux pas!

Marie-Anne comprenait maintenant. Mais que se passait-il dans l’esprit de son père? Elle voulut savoir, et, quittant la dormeuse où elle était assise, elle alla se placer debout devant lui.

– Tu souffres, père? interrogea-t-elle, de sa belle voix harmonieuse, qu’y a-t-il, que crains-tu?… Pourquoi ne pas se confier à moi? Ne suis-je pas ta fille, ne m’aimes-tu donc plus?…

À cette voix si chère, M. Lacheneur tressaillit comme un dormeur arraché aux épouvantements du cauchemar, et il arrêta sur sa fille un regard indéfinissable.

– N’as-tu donc pas entendu, répondit-il lentement, ce que m’a dit Chupin? Le duc de Sairmeuse est à Montaignac, il va arriver… et nous habitons le château de ses pères, et son domaine est devenu le nôtre!…

Cette question brûlante des biens nationaux, qui, durant trente années, agita la France, Marie-Anne la connaissait pour l’avoir entendu mille fois débattre.

– Eh! cher père, dit-elle, qu’importe le duc!… Si nous avons ses terres, tu les a payées, n’est-ce pas?… elles sont donc bien et légitimement à nous.

M. Lacheneur hésita un moment avant de répondre…

Mais son secret l’étouffait; mais il était dans une de ces crises où l’homme, si énergique qu’il soit, chancèle et cherche un appui, si fragile qu’il puisse être.

– Tu aurais raison, ma fille, murmura-t-il, en baissant la tête, si l’or que j’ai donné en échange de Sairmeuse m’eût appartenu.

À cet étrange aveu, la jeune fille recula en pâlissant.

– Quoi!… balbutia-t-elle, cet or n’était pas à toi, mon père?… À qui donc était-il, d’où venait-il?…

Le malheureux s’était trop avancé pour ne pas aller jusqu’au bout.

– Je vais tout te dire, ma fille, répondit-il, tout, et tu me jugeras, tu décideras… Quand les Sairmeuse ont émigré, je n’avais que mes bras pour vivre, et l’ouvrage manquant, je me demandais si le pain ne manquerait pas bientôt…

Voilà où j’en étais, quand on vint me chercher, un soir, en me disant que Mlle Armande de Sairmeuse, ma marraine, se mourait et voulait me parler. J’accourus.

On avait dit vrai, Mlle Armande était à l’agonie; je le compris bien en la voyant dans son lit, plus blanche que la cire…