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Enfin, si le temps est bien clair, on distingue dans le lointain les clochers de Montaignac…

C’est cette route que prit M. Lacheneur, après que le vieux Chupin lui eut appris la grande nouvelle, l’arrivée du duc de Sairmeuse…

Mais que lui importaient les magnificences du paysage!

Il avait été assommé, sur la place. Et maintenant il cheminait d’un pas lourd et chancelant; comme ces pauvres soldats qui, blessés mortellement sur le champ de bataille, se retirent, cherchant un fossé où se coucher et mourir.

Il semblait avoir perdu toute notion de soi, toute conscience des événements précédents et des circonstances extérieures… Il allait, abîmé dans ses réflexions, guidé par le seul instinct de l’habitude.

À deux ou trois reprises, sa fille Marie-Anne, qui marchait à ses côtés, lui adressa la parole; un «ah! laisse-moi!…» prononcé d’un ton rude, fut tout ce qu’elle en tira.

Sans doute, comme il arrive toujours après un coup terrible, cet homme malheureux repassait toutes les phases de sa vie…

À vingt ans, Lacheneur n’était qu’un pauvre garçon de charrue, au service de la famille de Sairmeuse.

Ses ambitions étaient modestes alors. Quand il s’étendait sous un arbre à l’heure de la sieste, ses rêves étaient naïfs autant que ceux d’un enfant.

– Si je pouvais amasser cent pistoles, pensait-il, je demanderais au père Barrois la main de sa fille Marthe, et il ne me la refuserait pas…

Cent pistoles!… Mille livres!… somme énorme, pour lui, qui, en deux ans de travail et de privations, n’avait économisé que onze louis, qu’il tenait cachés dans une boîte de corne enfouie au fond de sa paillasse.

Pourtant il ne désespérait pas… Il avait lu dans les yeux noirs de Marthe qu’elle saurait attendre.

Puis, Mlle Armande de Sairmeuse, une vieille fille très riche, était sa marraine, et il songeait qu’en s’y prenant avec adresse il l’intéresserait peut-être à ses amours.

C’est alors qu’éclata le terrible orage de la révolution.

Aux premiers coups de tonnerre, M. le duc de Sairmeuse avait émigré avec M. le comte d’Artois. Ils se réfugiaient à l’étranger comme un passant s’abrite sous une porte pour laisser passer une averse, en se disant: «Cela ne durera pas.»

Cela dura, et l’année suivante la vieille demoiselle Armande, qui était restée à Sairmeuse, mourut de saisissement à la suite d’une visite des patriotes de Montaignac.

Le château fut fermé, le président du district s’empara des clés au nom de la nation, et les serviteurs se dispersèrent, chacun tirant de son côté.

C’est Montaignac que Lacheneur choisit pour sa résidence.

Jeune, brave, bien fait de sa personne, doué d’une physionomie énergique, d’une intelligence très au-dessus de sa condition, il ne tarda pas à se faire une renommée dans les clubs.

Trois mois durant, Lacheneur fut le tyran de Montaignac.

À ce métier de tribun on ne s’enrichissait guère; aussi la surprise fut-elle immense dans le pays, lorsqu’on apprit que l’ancien valet de ferme venait d’acheter le château et presque toutes les terres de ses anciens maîtres.

Certes, la nation n’avait pas vendu ce domaine princier le vingtième seulement de sa valeur. Il avait été adjugé au prix de soixante-cinq mille livres. C’était pour rien.

Encore, cependant, fallait-il avoir cette somme, et Lacheneur la possédait, puisqu’il l’avait versée en beaux louis d’or entre les mains du receveur du district.

De ce moment, sa popularité fut perdue. Les patriotes qui avaient acclamé le pauvre valet de charrue renièrent le capitaliste. Il s’en moqua et fit bien. De retour à Sairmeuse, il put constater qu’on saluait fort bas le citoyen Lacheneur.

Contre l’ordinaire, il ne fit pas fi de ses espérances passées au moment où elles devenaient réalisables.

Il épousa Marthe Barrois, et laissant la patrie se sauver sans lui, il se remit à la culture…

On l’observait attentivement; en ces premiers temps, les paysans crurent remarquer qu’il était tout étourdi du brusque changement de sa situation.

Il ne semblait pas jouir en maître de ses propriétés. Ses allures avaient quelque chose de si gêné et de si inquiet, qu’on eût dit, à le voir, un domestique tremblant d’être surpris.

Il avait laissé le château fermé et s’était installé avec sa jeune femme dans l’ancien logis du garde-chasse, à l’entrée du parc. Il visitait les anciens fermiers de Sairmeuse, il les surveillait, mais il ne réclamait pas le prix des fermages.

Cependant, peu à peu, avec l’habitude de la possession, l’assurance lui vint.

Le Consulat avait succédé au Directoire, l’Empire remplaça le Consulat. Le citoyen devint M. Lacheneur gros comme le bras.

Nommé maire de la commune deux ans plus tard, il quitta la maison du garde-chasse et s’installa définitivement au château.

L’ancien valet de ferme coucha dans le lit à estrade des ducs de Sairmeuse, il mangea dans la vaisselle plate timbrée à leurs armes, il reçut dans un magnifique salon les gens qui venaient le voir de Montaignac.

La prise de possession était complète.

Pour ceux qui l’avaient connu autrefois, M. Lacheneur était devenu méconnaissable. Il avait su se maintenir à la hauteur de ses prospérités. Rougissant de son ignorance, il avait eu le courage, prodigieux à son âge, d’acquérir l’instruction qui lui manquait.

Alors, tout lui réussissait, à ce point que ce bonheur était devenu proverbial. Il suffisait qu’il se mêlât d’une entreprise pour qu’elle tournât à bien.

Sa femme lui avait donné deux beaux enfants, un fils et une fille.

Le domaine, administré avec une sagesse et une habileté que n’avaient pas les anciens propriétaires, rapportait bon an mal an soixante mille livres en sacs.

Beaucoup, à la place de M. Lacheneur, eussent été éblouis. Il sut, lui, garder son sang-froid.

En dépit du luxe princier qui l’entourait, sa vie resta simple et frugale. Il n’eut jamais de domestique pour son service personnel. Ses revenus, très considérables à cette époque, il les consacrait presque entièrement à améliorer ses terres ou à en acquérir de nouvelles. Et cependant il n’était pas avare. Dès qu’il s’agissait de sa femme ou de ses enfants, il ne comptait plus. Son fils, Jean, était élevé à Paris, il voulait qu’il pût prétendre à tout. Ne pouvant se résoudre à se séparer de sa fille, il lui avait donné une institutrice.

Parfois, ses amis l’accusaient d’une ambition démesurée pour ses enfants, mais alors il hochait tristement la tête et répondait: