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Le père Tirauclair s’exprimait avec une véhémence si extraordinaire, que le vieil Absinthe en était remué, bien qu’il n’eût pas, en vérité, compris grand chose à cette scène.

Il s’enthousiasmait de confiance.

Quant à Lecoq, il se dressa, pâle et les lèvres un peu tremblantes, comme un homme qui vient de prendre une suprême détermination.

– Vous excuserez ma supercherie, monsieur Tabaret, fit-il d’une voix émue. Tout cela, je l’avais pensé… Mais je me défiais de moi, je voulais vous l’entendre dire…

Il eut un geste insouciant, et ajouta:

– Maintenant, je sais ce que j’ai à faire.

Le père Tabaret leva les bras au ciel avec tous les signes de la plus terrible agitation.

– Malheureux!… s’écria-t-il, aurais-tu la pensée d’aller arrêter le duc de Sairmeuse!… Pauvre Lecoq!… Libre, cet homme est presque tout-puissant, et toi, infime agent de la sûreté, tu serais brisé comme verre! Prends garde, ô mon fils! ne t’attaque pas au duc, je ne répondrais même pas de ta vie.

Le jeune policier hocha la tête.

– Oh!… je ne m’abuse pas, dit-il. Je sais qu’en ce moment le duc est hors de mes atteintes… Mais je le tiendrai le jour où j’aurai pénétré son secret… Je méprise le danger, mais, je sais que pour réussir je dois me cacher… je me cacherai donc. Oui, je me tiendrai dans l’ombre jusqu’au jour où j’aurai soulevé le voile de cette ténébreuse affaire… alors j’apparaîtrai. Et si véritablement Mai est le duc de Sairmeuse… j’aurai ma revanche.

SECONDE PARTIE. L’HONNEUR DU NOM

I

Le premier dimanche du mois d’août 1815, à dix heures précises, – comme tous les dimanches, – le sacristain de la paroisse de Sairmeuse sonna les «trois coups», qui annoncent aux fidèles que le prêtre monte à l’autel pour la grand’messe.

L’église était plus d’à-moitié pleine, et de tous côtés arrivaient en se hâtant des groupes de paysans et de paysannes.

Les femmes étaient en grande toilette, avec leurs fichus de cou bien tirés à quatre épingles, leurs jupes à larges rayures et leurs grandes coiffes blanches. Seulement, économes autant que coquettes, elles allaient les pieds nus, tenant à la main leurs souliers, que respectueusement elles chaussaient avant d’entrer dans la maison de Dieu.

Les hommes, eux, n’entraient guère.

Presque tous restaient à causer, assis sous le porche ou debout sur la place de l’Église, à l’ombre des ormes séculaires.

Telle est la mode au hameau de Sairmeuse.

Les deux heures que les femmes consacrent à la prière, les hommes les emploient à se communiquer les nouvelles, à discuter l’apparence ou le rendement des récoltes, enfin à ébaucher des marchés qui se terminent le verre à la main dans la grande salle de l’auberge du Bœuf couronné.

Pour les cultivateurs, à une lieue à la ronde, la messe du dimanche n’est guère qu’un prétexte de réunion, une sorte de bourse hebdomadaire.

Tous les curés qui se sont succédé à Sairmeuse, ont essayé de dissoudre ou du moins de transporter sur un autre point cette «foire scandaleuse»; leurs efforts se sont brisés contre l’obstination campagnarde.

Ils n’ont obtenu qu’une concession: au moment où sonne l’élévation, les voix se taisent, les fronts se découvrent, et nombre de paysans même plient le genou en se signant.

C’est l’affaire d’une minute, et les conversations aussitôt reprennent de plus belle.

Mais ce dimanche d’août, la place n’avait pas son animation accoutumée.

Nul bruit ne s’élevait des groupes, pas un juron, pas un rire. L’âpre intérêt faisait trêve. On n’eût pas surpris entre vendeurs et acheteurs une seule de ces interminables discussions campagnardes, que ponctuent toutes sortes de serments, des «ma foi de Dieu!» des «que le diable me brûle!»

On ne causait pas, on chuchotait. Une morne tristesse se lisait sur les visages, la circonspection pinçait les lèvres, les bouches mystérieusement s’approchaient des oreilles, l’inquiétude était dans tous les yeux.

On sentait un malheur dans l’air.

C’est qu’il n’y avait pas encore un mois que Louis avait été, pour la seconde fois, installé aux Tuileries par la coalition triomphante.

La terre n’avait pas eu le temps de boire les flots de sang répandus à Waterloo; douze cent mille soldats étrangers foulaient le sol de la patrie; le général prussien Muffling était gouverneur de Paris.

Et les gens de Sairmeuse s’indignaient et tremblaient.

Ce roi, que ramenaient les alliés, ne les épouvantait guère moins que les alliés eux-mêmes.

Dans leur pensée, ce grand nom de Bourbon qu’il portait ne pouvait signifier que dîme, droits féodaux, corvées, oppression de la noblesse…

Il signifiait surtout ruine, car il n’était pas un d’entre eux qui n’eût acquis quelque lopin des biens nationaux, et on assurait que toutes les terres allaient être rendues aux anciens propriétaires émigrés.

Aussi, est-ce avec une curiosité fiévreuse qu’on entourait et qu’on écoutait un tout jeune homme, revenu de l’armée depuis deux jours.

Il racontait, avec des larmes de rage dans les yeux, les hontes et les misères de l’invasion.

Il disait le pillage de Versailles, les exactions d’Orléans, et aussi comment d’impitoyables réquisitions dépouillaient de tout les pauvres gens des campagnes.

– Et ils ne s’en iront pas, répétait-il, ces étrangers maudits auxquels nous ont livrés des traîtres, ils ne s’en iront pas tant qu’ils sentiront en France un écu et une bouteille de vin!…

Il disait cela, et de son poing crispé il menaçait le drapeau arboré au haut du clocher, un drapeau blanc qui cliquetait à la brise.

Sa généreuse colère gagnait ses auditeurs, et l’attention qu’on lui accordait n’était pas près de se lasser, quand il fut interrompu par le galop d’un cheval sonnant sur le pavé de l’unique rue de Sairmeuse.

Un frisson agita les groupes. La même crainte serrait tous les cœurs.

Qui disait que ce cavalier ne serait pas quelque officier Anglais ou Prussien?… Il annoncerait l’arrivée de son régiment et exigerait impérieusement de l’argent, des vêtements et des vivres pour ses soldats…

Mais l’anxiété dura peu.

Le cavalier qui apparut au bout de la pince, était un homme du pays, vêtu d’une méchante blouse de toile bleue. Il bâtonnait à tour de bras un petit bidet maigre et nerveux, qui, tout couvert d’écume, faisait encore feu des quatre fers.

– Eh!… c’est le père Chupin!… murmura un des paysans avec un soupir de soulagement.