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Ce conseil parut divertir prodigieusement le père Absinthe.

– Eh! eh!… fit-il avec son gros rire, ça m’irait joliment ce système de police.

M. Tabaret ne releva pas l’exclamation.

– Enfin, continua-t-il, j’aurais montré la boucle d’oreille à toutes ces soubrettes, jusqu’à ce qu’il s’en trouvât une qui me dit: «Ce diamant est à ma maîtresse,» ou une qui, à sa vue, eût été prise d’un tremblement nerveux…

– Et dire, murmura Lecoq, que cette idée ne m’est pas venue!…

– Attends, attends… j’arrive à la seconde occasion manquée. Comment t’es-tu conduit quand tu as eu en ta possession la malle que Mai prétendait être sienne? Tu l’as tout bonifacement remise à ce prévenu si fin. Saperlotte!… tu n’ignorais pourtant pas que cette malle n’était qu’un accessoire de la comédie, qu’elle n’avait pu être déposée chez Mme Milner que par le complice, que tous les effets qui s’y trouvaient avaient été achetés après coup…

– Non, je ne l’ignorais pas… Mais quel parti tirer de ma certitude?

– Quel parti, ô mon fils?… Moi qui ne suis qu’un pauvre vieux bonhomme, j’aurais convoqué le ban et l’arrière-ban des fripiers de Paris, et j’en aurais, à la fin, déniché un qui se serait écrié: «Ces frusques?… c’est moi qui les ai vendues à un individu comme ça et comme ça, qui achetait pour le compte d’un de ses amis dont il avait apporté la mesure.»

Dans la colère où il était contre lui-même, Lecoq s’emporta jusqu’à ébranler d’un furieux coup de poing le meuble placé contre lui.

– Sacrebleu!… s’écria-t-il, le moyen était infaillible et simple comme bonjour. Ah!… de ma vie je ne me pardonnerai mon ineptie!…

– Doucement, doucement!… interrompit le bonhomme, tu vas trop loin, mon cher garçon. Ineptie n’est pas du tout le mot; c’est légèreté, qu’il faut dire… Tu es jeune, que diable! Ce qui serait moins excusable, c’est la façon dont tu as mené la chasse du prévenu après son évasion…

– Hélas! murmura le jeune policier découragé, Dieu sait pourtant si je me suis donné du mal!…

– Trop, mon fils, mille fois trop, et c’est là ce que je te reproche. Quelle diantre d’idée t’a pris de suivre ce soi-disant Mai pas à pas, comme un vulgaire «fileur».

Cette fois, Lecoq fut stupéfié.

– Devais-je donc le laisser échapper?… demanda-t-il.

– Non, mais si j’avais été à côté de toi, sous les galeries de l’Odéon, quand tu as si habilement, – car tu es habile, ô mon fils, – et promptement deviné les intentions du prévenu, je t’aurais dit: «Ce gars-là, ami Lecoq, court chez Mme Milner lui dire de faire savoir son évasion… laissons-le courir.» Et quand il est sorti de l’hôtel de Mariembourg, j’aurais ajouté: «Maintenant, laisse-le aller où il voudra, mais attache-toi à Mme Milner, ne la perds pas de vue, ne la quitte pas plus que l’ombre le corps, car elle te conduira au complice, c’est-à-dire au mot de l’énigme.»

– Et elle m’y eût conduit, oui, je le reconnais…

– Au lieu de cela, cependant, qu’as-tu imaginé?… Tu as couru te montrer à l’hôtel de Mariembourg, tu as terrifié le garçon! Quand on a tendu des nasses et qu’on prétend prendre du poisson, on ne bat pas du tambour auprès!…

Ainsi le père Tabaret reprenait l’instruction tout entière, et la suivant pas à pas il la refaisait selon sa méthode d’induction. Lecoq avait eu au début une inspiration magnifique, il avait déployé au cours de l’enquête un génie supérieur, et cependant il n’avait pas réussi. Pourquoi?… C’est que toujours il s’était écarté du principe admis au commencement et résumé par lui en cet axiome: «Se défier de la vraisemblance.»

Mais le jeune policier n’écoutait que d’une oreille distraite. Mille projets se présentaient à son esprit. Bientôt il n’y tint plus.

– Vous venez de me sauver du désespoir, monsieur, interrompit-il. J’avais cru tout perdu, et je découvre que mes sottises peuvent se réparer. Ce que je n’ai pas fait, je puis le faire, il en est temps encore. N’ai-je pas toujours à ma disposition la boucle d’oreille et divers effets du prévenu?… Mme Milner tient encore l’hôtel de Mariembourg, je vais la surveiller…

– Et pourquoi toutes ces démarches, garçon?

– Comment, pourquoi?… Pour retrouver mon prévenu, donc!…

Moins plein de son idée, Lecoq eût surpris le fin sourire qui errait sur les lèvres niaises de Tirauclair.

– Ah ça, mon fils, interrogea-t-il, est-ce que tu ne te doutes pas un peu du vrai nom de ton soi-disant saltimbanque?

Lecoq tressaillit et détourna la tête. Il ne voulait pas laisser voir ses yeux.

– Non, répondit-il d’une voix émue, je ne me doute pas…

– Tu mens, interrompit le bonhomme, tu sais aussi bien que moi que Mai demeure rue de Grenelle-Saint-Germain, et qu’il se nomme M. le duc de Sairmeuse.

À ces mots, le père Absinthe éclata de rire.

– Ah! la bonne plaisanterie, s’écria-t-il: Ah! ah!…

Telle n’était pas l’opinion de Lecoq.

– Eh bien!… oui, monsieur Tabaret, dit-il, j’ai eu cette idée, moi aussi, mais je l’ai chassée…

– Vraiment!… et par quelle raison, s’il te plaît?…

– Dame, c’est que…

– C’est que tu ne sais pas rester dans la logique de tes prémices. Mais je le sais, moi, je suis conséquent, et je me dis:

«Il parait impossible que le meurtrier du cabaret de la Chupin soit le duc de Sairmeuse…

«Donc, le meurtrier du cabaret de la Chupin, Mai, le soi-disant saltimbanque, est le duc de Sairmeuse!»

XLIII

Comment cette idée était-elle venue au père Tabaret? Voilà ce que Lecoq ne pouvait comprendre.

Qu’il l’eût eue, lui, Lecoq, lorsque son prévenu s’était pour ainsi dire évanoui, comme un léger brouillard, on le concevait à la rigueur. Le désespoir enfante les plus absurdes chimères, et d’ailleurs quelques mots de Couturier pouvaient servir de prétexte à toutes les suppositions.

Mais le père Tirauclair était de sang-froid, lui… mais les paroles de Couturier avaient perdu à être rapportées toute leur valeur…

Le bonhomme ne pouvait pas ne pas remarquer la mine étonnée du jeune policier, et, dès lors, démêler ses sentiments était aisé.

– Tu as l’air de tomber des nues, garçon, lui dit-il. Te figurerais-tu que j’ai parlé au hasard, comme un étourneau?…

– Non, certes, monsieur, mais…

– Tais-toi! Ta surprise vient de ce que tu ne sais pas le premier mot de l’histoire contemporaine. Ton éducation, sur ce point, est à faire, et tu la feras, si tu ne veux pas rester toute ta vie un grossier chasseur de scélérats comme ton ennemi Gévrol.