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– Même, observa un autre, il paraît terriblement pressé.

– C’est que sans doute le vieux coquin a volé quelque part le cheval qu’il monte.

Cette dernière réflexion disait la réputation de l’homme.

Le père Chupin, en effet, était un de ces terribles pillards qui sont l’effroi et le fléau des campagnes. Il s’intitulait journalier, mais la vérité est qu’il avait le travail en horreur et passait toutes ses journées au cabaret. La maraude seule le faisait vivre ainsi que sa femme et ses fils, deux redoutables garnements qui avaient trouvé le secret d’échapper à toutes les conscriptions.

Il ne se consommait rien dans cette famille qui ne fût volé. Blé, vin, bois, fruits, tout était pris sur la propriété d’autrui. La chasse et la pèche partout, en tout temps, avec des engins prohibés, fournissaient l’argent comptant.

Tout le monde savait cela, à Sairmeuse, et cependant, lorsque, de temps à autre, le père Chupin était poursuivi, il ne se trouvait jamais de témoins pour déposer contre lui.

– C’est un mauvais homme, disait-on, et s’il en voulait à quelqu’un, il serait bien capable de l’attendre au coin d’un bois pour tirer dessus comme sur un lapin.

Le vieux braconnier, cependant, venait de s’arrêter devant l’auberge du Bœuf couronné.

Il sauta lestement à terre, chassa son cheval vers les écuries et s’avança sur la place.

C’était un grand vieux, d’une cinquantaine d’années, maigre et noueux comme un cep de vigne. Rien, au premier abord, ne révélait le coquin. Il avait l’air humble et doux. Mais la mobilité de ses yeux, l’expression de sa bouche à lèvres minces, trahissaient une astuce diabolique et la plus froide méchanceté.

À tout autre moment, on eût évité ce personnage redouté et méprisé, mais les circonstances étaient graves, on alla au-devant de lui.

– Eh bien, père Chupin! lui cria-t-on dès qu’il fut à portée de la voix, d’où nous arrivez-vous donc comme cela?

– De la ville.

La ville, pour les habitants de Sairmeuse et des environs, c’est le chef-lieu de l’arrondissement, Montaignac, une charmante sous-préfecture de huit mille âmes, distante de quatre lieues.

– Et c’est à Montaignac que vous avez acheté le cheval que vous rossiez si bien tout à l’heure?…

– Je ne l’ai pas acheté, on me l’a prêté.

L’assertion du maraudeur était si singulière que ses auditeurs ne purent s’empêcher de sourire. Lui ne parut pas s’en apercevoir.

– On me l’a prêté, poursuivit-il, pour apporter plus vite ici une fameuse nouvelle.

La peur reprit tous les paysans.

– L’ennemi est-il à la ville? demandaient vivement les plus effrayés.

– Oui, mais pas celui que vous croyez. L’ennemi dont je vous parle est l’ancien seigneur d’ici, le duc de Sairmeuse.

– Ah! mon Dieu! on le disait mort.

– On se trompait.

– Vous l’avez vu?

– Non, mais un autre l’a vu pour moi, et lui a parlé. Et cet autre est M. Laugdron, le maître de l’Hôtel de France, de Montignac. Je passais devant chez lui, ce matin, il m’appelle: «Vieux, me demanda-t-il, veux-tu me rendre un service?» Naturellement je réponds: «oui.» Alors il me met un écu de six livres dans la main, en me disant: «Eh bien! on va te seller un cheval, tu galoperas jusqu’à Sairmeuse, et tu diras à mon ami Lacheneur que le duc de Sairmeuse est arrivé ici cette nuit, en chaise de poste, avec son fils, M. Martial, et deux domestiques.»

Au milieu de tous ces paysans qui l’écoutaient, la joue pâle et les dents serrées, le père Chupin gardait la mine contrite d’un messager de malheur.

Mais, à le bien examiner, on eût surpris sur ses lèvres un ironique sourire, et dans ses yeux les pétillements d’une joie méchante.

La vérité est qu’il jubilait. Ce moment le vengeait de toutes ses bassesses et de tous les mépris endurés. Quelle revanche!

Et si les paroles tombaient comme à regret de sa bouche, c’est qu’il cherchait à prolonger son plaisir en faisant durer le supplice de ses auditeurs.

Mais un jeune et robuste gars, à physionomie intelligente, qui l’avait peut-être pénétré, l’interrompit brusquement.

– Que nous importe, s’écria-t-il, la présence du duc de Sairmeuse à Montignac!… Qu’il reste à l’Hôtel de France tant qu’il s’y trouvera bien, nous n’irons pas l’y chercher.

– Non!… nous n’irons pas l’y quérir, approuvèrent les paysans.

Le vieux maraudeur hocha la tête d’un air d’hypocrite pitié.

– C’est une peine que monsieur le duc ne vous donnera pas, dit-il; avant deux heures il sera ici.

– Comment le savez-vous?

– Je le sais par M. Laugeron, qui m’a dit, lorsque j’ai enfourché son bidet: «Surtout, vieux, explique bien à mon ami Lacheneur que le duc a commandé pour onze heures les chevaux de poste qui doivent le conduire à Sairmeuse.»

D’un commun mouvement tous les paysans qui avaient une montre la consultèrent.

– Et que vient-il chercher ici? demanda le jeune métayer.

– Pardienne!… il ne me l’a pas dit, répondit le maraudeur; mais il n’y a pas besoin d’être malin pour le deviner. Il vient visiter ses anciens domaines et les reprendre à ceux qui les ont achetés. À toi, Rousselet, il réclamera les prés de l’Oiselle qui donnent toujours deux coupes; à vous, père Gauchais, les pièces de terre de la Croix-Brûlée; à vous, Chanlouineau les vignes de la Borderie…

Chanlouineau, c’était ce beau gars qui deux fois déjà avait interrompu le père Chupin.

– Nous réclamer la Borderie!… s’écria-t-il avec une violence inouïe, qu’il s’en avise… et nous verrons. C’était un terrain maudit, quand mon père l’a acheté, il n’y poussait que des ajoncs et une chèvre n’y eût pas trouvé sa pâture… Nous l’avons épierré pierre à pierre, nous avons usé nos ongles à gratter le gravier, nous l’avons engraissé de notre sueur, et on nous le reprendrait!… Ah!… on me tirerait avant ma dernière goutte de sang.

– Je ne dis pas, mais…

– Mais quoi?… Est-ce notre faute à nous, si les nobles se sont sauvés à l’étranger? Nous n’avons pas volé leurs biens, n’est-ce pas? La nation les a mis en vente, nous les avons achetés et payés, nos actes sont en règle, la loi est pour nous.

– C’est vrai. Mais M. de Sairmeuse est le grand ami du roi…

Personne alors, sur la place de l’Église, ne s’occupait de ce jeune soldat dont la voix, l’instant d’avant, faisait vibrer les plus nobles sentiments.