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La France envahie, l’ennemi menaçant, tout était oublié. Le tout-puissant instinct de la propriété avait parlé.

– M’est avis, reprit Chanlouineau, que nous ferions bien d’aller consulter M. le baron d’Escorval.

– Oui, oui!… s’écrièrent les paysans, allons!

Ils se mettaient en route, quand un homme du village même, qui lisait quelquefois les gazettes, les arrêta.

– Prenez garde à ce que vous allez faire, prononça t-il. Ne savez-vous donc pas que depuis le retour des Bourbons, M. d’Escorval n’est plus rien?… Fouché l’a couché sur ses listes de proscription, il est ici en exil et la police le surveille.

À cette seule objection, tout l’enthousiasme tomba.

– C’est pourtant vrai, murmurèrent plusieurs vieux, une visite à M. d’Escorval nous ferait, peut-être, bien du tort… Et d’ailleurs, quel conseil nous donnerait-il?

Seul Chanlouineau avait oublié toute prudence.

– Qu’importe!… s’écria-t-il. Si M. d’Escorval n’a pas de conseil à nous donner, il peut toujours se mettre à notre tête et nous apprendre comment on résiste et comment on se défend.

Depuis un moment, le père Chupin étudiait d’un œil impassible ce grand déchaînement de colères. Au fond du cœur, il ressentait quelque chose de la monstrueuse satisfaction de l’incendiaire à la vue des flammes qu’il a allumées.

Peut-être avait-il déjà le pressentiment du rôle ignoble qu’il devait jouer quelques mois plus tard.

Mais, pour l’instant, satisfait de l’épreuve, il se posa en modérateur.

– Attendez donc, pour crier, qu’on vous écorche, prononça-t-il d’un ton ironique. Ne voyez-vous pas que j’ai tout mis au pis. Qui vous dit que le duc de Sairmeuse s’inquiétera de vous? Qu’avez-vous de ses anciens domaines, entre vous tous? Presque rien. Quelques laudes, des pâtures et le coteau de la Borderie… Tout cela autrefois ne rapportait pas cinq cents pistoles par an…

– Ça, c’est vrai, approuva Chanlouineau, et si le revenu que vous dites a quadruplé, c’est que ces terres sont entre les mains de plus de quarante propriétaires qui les cultivent eux-mêmes.

– Raison de plus pour que le duc n’en souffle mot; il ne voudra pas se mettre tout le pays à dos. Dans mon idée, il ne s’en prendra qu’à un seul des possesseurs de ses biens, à notre ancien maire, à M. Lacheneur, enfin.

Ah! il connaissait bien le féroce égoïsme de ses compatriotes, le vieux misérable. Il savait de quel cœur et avec quel ensemble on accepterait une victime expiatoire dont le sacrifice serait le salut de tous.

– Il est de fait, objecta un vieux, que M. Lacheneur possède presque tout le domaine de Sairmeuse.

– Dites tout, allez, pendant que vous y êtes, reprit le père Chupin. Où demeure M. Lacheneur? Dans ce beau château de Sairmeuse dont nous voyons d’ici les girouettes à travers les arbres. Il chasse dans les bois des ducs de Sairmeuse, il pêche dans leurs étangs, il se fait traîner par des chevaux qui leur ont appartenu, dans des voitures où on retrouverait leurs armes si on grattait la peinture.

Il y a vingt ans, Lacheneur était un pauvre diable comme moi, maintenant c’est un gros monsieur à cinquante mille livres de rente. Il porte des redingotes de drap fin, et des bottes à retroussis comme le baron d’Escorval. Il ne travaille plus, il fait travailler les autres, et quand il passe, il faut le saluer jusqu’à terre. Pour un moineau tué «sur ses terres,» comme il dit, il vous enverrait un homme au bagne. Ah! il a eu de la chance. L’Empereur l’avait nommé maire. Les Bourbons l’ont destitué, mais que lui importe! En est-il moins le vrai seigneur d’ici, tout comme jadis les Sairmeuse, ses maîtres et les nôtres? Son fils en fait-il moins ses classes à Paris, pour devenir notaire? Quant à sa fille, Mlle Marie-Anne…

– Oh!… de celle-là, pas un mot, s’écria Chanlouineau… si elle était la maîtresse, il n’y aurait plus un pauvre dans le pays, et même on abuse de sa bonté… demandez plutôt à votre femme, père Chupin.

Sans s’en douter, le malheureux jeune homme venait de jouer sa tête.

Cependant, le vieux maraudeur dévora cet affront qu’il ne devait pas oublier, et c’est de l’air le plus humble qu’il poursuivit:

– Je ne dis pas que Mlle Marie-Anne n’est pas donnante, mais enfin il lui reste encore assez d’argent pour ses toilettes et ses falbalas… Je soutiens donc que M. Lacheneur serait encore très heureux après avoir restitué la moitié, les trois quarts même des biens qu’il a acquis on ne sait comment. Il lui en resterait encore assez pour écraser le pauvre monde.

Après s’être adressé à l’égoïsme, le père Chupin s’adressait à l’envie… son succès devait être infaillible.

Mais il n’eut pas le temps de poursuivre. La messe était finie, et les fidèles sortaient de l’église.

Bientôt apparut sous le porche l’homme dont il avait été tant question, M. Lacheneur, donnant le bras à une toute jeune fille d’une éblouissante beauté.

Le vieux maraudeur marcha droit à lui, et brusquement s’acquitta de son message.

Sous ce coup, M. Lacheneur chancela. Il devint si rouge d’abord, puis si affreusement pâle, qu’on crut qu’il allait tomber.

Mais il se remit vite, et sans un mot au messager, il s’éloigna rapidement en entraînant sa fille…

Quelques minutes plus tard, une vieille chaise de poste traversait le village au galop de ses quatre chevaux, et s’arrêtait devant la cure.

Alors on eut un singulier spectacle.

Le père Chupin avait réuni sa femme et ses deux fils, et tous quatre ils entouraient la voiture en criant à pleins poumons:

– Vive M. le duc de Sairmeuse!!!…

II

Une route en pente douce, longue de près d’une lieue, ombragée d’un quadruple rang de vieux ormes, conduit du village au château de Sairmeuse.

Rien de beau comme cette avenue, digne d’une demeure royale, et l’étranger qui la gravité s’explique le dicton naïvement vaniteux du pays:

«Ne sait combien la France est belle,

Qui n’a vu Sairmeuse ni l’Oiselle.»

L’Oiselle, c’est la petite rivière qu’on passe sur un pont en bois en sortant du village, et dont les eaux claires et rapides donnent à la vallée sa délicieuse fraîcheur.

Et à chaque pas, à mesure qu’on monte, le point de vue change. C’est comme un panorama enchanteur qui se déroule lentement.

À droite, on aperçoit les scieries de Féréol et les moulins de la Rèche. À gauche, pareille à un océan de verdure, frémit à la brise la forêt de Dolomieu. Ces ruines imposantes, de l’autre côté de la rivière, sont tout ce qu’il reste du manoir féodal des sires de Breulh. Cette maison de briques rouges, à arêtes de granit, à demi cachée dans un pli du coteau, appartient à M. le baron d’Escorval.