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– Ma foi! répondit Martial, j’avoue que la route m’a singulièrement aiguisé l’appétit.

– Doux Jésus!… s’écria la vieille gouvernante, d’un air désespéré, et moi qui n’ai rien!… C’est-à-dire, si, il me reste encore un poulet en mue, le temps de lui tordre le cou, de le plumer, de le vider…

Elle s’interrompit prêtant l’oreille, et on entendit un pas dans le corridor.

– Ah!… dit-elle, voici monsieur le curé.

Fils d’un pauvre métayer des environs de Montaignac, le curé de Sairmeuse devait aux privations de sa famille son latin et sa tonsure.

À le voir, on reconnaissait bien l’homme annoncé par le presbytère.

Grand, sec, solennel, il était plus froid que les pierres tombales de son église.

Par quels prodiges de volonté, au prix de quelles tortures avait-il ainsi façonné ses dehors? On s’en faisait une idée en regardant ses yeux, où, par moments, brillaient les éclairs d’une âme ardente.

Bien des colères domptées avaient dû crisper ses lèvres involontairement ironiques, désormais assouplies par la prière.

Était-il vieux ou jeune? Le plus subtil observateur eût hésité à mettre un âge sur son visage émacié et pâli, coupé en deux par un nez immense, en bec d’aigle, mince comme la lame d’un rasoir.

Il portait une soutane blanchie aux coutures, usée et rapiécée, mais d’une propreté miraculeuse, et elle pendait le long de son corps maigre aussi misérablement que les voiles d’un navire en pantenne.

On l’appelait l’abbé Midon.

À la vue de deux étrangers assis dans son salon, il parut légèrement surpris.

La berline arrêtée à sa porte lui avait bien annoncé une visite, mais il s’attendait à trouver quelqu’un de ses paroissiens.

Personne ne l’ayant prévenu, ni à la sacristie, ni en chemin, il se demandait à qui il avait affaire, et ce qu’on lui voulait.

Machinalement, il se retourna vers Bibiane, mais la vieille servante venait de s’esquiver.

Le duc comprit l’étonnement de son hôte.

– Par ma foi!… l’abbé, fit-il avec l’aisance impertinente d’un grand seigneur qui se croit partout chez soi, nous avons pris sans façon votre cure d’assaut, et nous y tenons garnison, comme vous voyez… Je suis le duc de Sairmeuse, et voici mon fils, le marquis.

Le curé s’inclina, mais il ne parut pas qu’il fût fort touché de la qualité de ses visiteurs.

– Ce m’est un grand honneur, prononça-t-il d’un ton plus que réservé, de recevoir chez moi les anciens maîtres de ce pays.

Il souligna ce mot: anciens, de telle façon qu’il était impossible de se méprendre sur sa pensée et ses intentions.

– Malheureusement, continua-t-il, vous ne trouverez pas ici, messieurs, les aises de la vie auxquelles vous êtes accoutumés, et je crains…

– Bast!… interrompit le duc, à la guerre comme à la guerre, ce qui vous suffit nous suffira, l’abbé… Et comptez que nous saurons reconnaître de façon ou d’autre le dérangement que nous allons vous causer.

L’œil du curé brilla. Ce sans-gêne, cette familiarité choquante, cette dernière phrase outrageante atteignirent la fierté de l’homme violent caché sous le prêtre.

– D’ailleurs, ajouta gaiement Martial, que les angoisses de Bibiane avaient beaucoup amusé, d’ailleurs nous savons qu’il y a un poulet en mue…

– C’est-à-dire qu’il y avait, monsieur le marquis…

La vieille servante, qui reparut soudain, expliqua la réponse de son maître. Elle semblait au désespoir.

– Doux Jésus!… monsieur, clamait-elle, comment faire?… Le poulet a disparu… On nous l’a volé pour sûr, car la mue est bien fermée.

– Attendez, avant d’accuser votre prochain, interrompit le curé, on ne nous a rien volé… La Bertrande est venue ce matin me demander quelques secours au nom de sa fille qui se meurt; je n’avais pas d’argent, je lui ai donné cette volaille dont elle fera un bon bouillon…

Cette explication changea en fureur la consternation de Bibiane.

Elle se campa au milieu du salon, un poing sur la hanche, gesticulant de l’autre main.

– Voilà pourtant comme il est, s’écria-t-elle en montrant son maître, moins raisonnable qu’un enfant, et sans plus de défense qu’un innocent… Il n’y a pas de paysanne bête qui ne lui fasse accroire tout ce qu’elle veut… Un bon gros mensonge arrosé de larmes, et on a de lui tout ce qu’on veut… On lui tire ainsi jusqu’aux souliers qu’il a aux pieds, jusqu’au pain qu’il porte à sa bouche. La fille à la Bertrande, messieurs, une malade comme vous et moi!…

– Assez!… disait sévèrement le prêtre, assez!…

Puis, sachant par expérience que sa voix n’avait pas le pouvoir d’arrêter le flot des récriminations de la vieille gouvernante, il la prit par le bras et l’entraîna jusque dans le corridor.

M. de Sairmeuse et son fils se regardaient d’un air consterné.

Était-ce là une comédie préparée à leur intention? Évidemment non, puisqu’ils étaient arrivés à l’improviste.

Or, le prêtre que révélait cette querelle domestique, n’était pas leur fait.

Ce n’était pas là, il s’en fallait du tout au tout, l’homme qu’ils espéraient rencontrer, l’auxiliaire dont ils jugeaient le concours indispensable à la réussite de leurs projets.

Cependant ils n’échangèrent pas un mot, ils écoutaient.

On entendait comme une discussion dans le corridor. Le maître parlait bas, avec l’accent du commandement; la servante s’exclamait comme si elle eût été stupéfiée. Cependant on ne distinguait pas les paroles.

Bientôt le prêtre rentra.

– J’espère, messieurs, dit-il avec une dignité qui ne laissait aucune prise à la raillerie, que vous voudrez bien excuser la scène ridicule de cette fille… La cure de Sairmeuse, Dieu merci! n’est pas si pauvre qu’elle le dit.

Ni le duc ni Martial ne répondirent.

Leur surprenante assurance se trouvait même si bien démontée, que M. de Sairmeuse, ajournant toute explication directe, entama le récit des événements dont il venait d’être témoin à Paris, insistant sur l’enthousiasme et les transports d’amour qui avaient accueilli Sa Majesté Louis XVIII…

Heureusement, la vieille gouvernante l’interrompit de nouveau.

Elle arrivait chargée de vaisselle, d’argenterie et de bouteilles, et derrière elle venait un gros homme en tablier blanc qui portait fort adroitement trois ou quatre plats.

C’est l’ordre d’aller quérir ce repas à l’auberge du Bœuf couronné, qui avait arraché à Bibiane tant de: Doux Jésus!