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L’ancien valet de charrue était parti de bien bas, mais son cœur et son caractère se haussant avec sa fortune, il avait l’exacte notion de sa dignité et de sa valeur.

Beaucoup le jalousaient dans le pays, quelques-uns le détestaient, mais tout le monde le respectait.

Et voici que cet homme le traitait avec le plus écrasant mépris et se permettait de le tutoyer… Pourquoi? De quel droit!…

Indigné de l’outrage, il fit un mouvement comme pour se retirer.

Personne, hormis sa fille, ne connaissait la vérité, il n’avait qu’à se taire et Sairmeuse lui restait.

Oui, il était maître encore de garder Sairmeuse, et il le savait, car il ne partageait pas les craintes des paysans, trop éclairé pour ignorer qu’entre les espérances des anciens émigrés et le possible, il y avait cet abîme qui sépare le rêve de la réalité.

Un mot suppliant, prononcé à demi-voix par sa fille, le ramena.

– Si j’ai acheté Sairmeuse, poursuivit-il d’une voix sourde, c’est sur l’ordre de ma marraine mourante, et avec l’argent qu’elle m’avait laissé à l’insu de tous. Si vous me voyez ici, c’est que je viens vous restituer le dépôt confié à mon honneur.

Tout autre qu’un de ces tristes fous comme les alliés n’en ramenèrent que trop, eût été profondément ému.

Le duc, lui, trouva tout simple et tout naturel ce grand acte de probité.

– Voilà qui est fort bien pour le principal, dit-il. Parlons maintenant des intérêts… Sairmeuse, si j’ai bonne mémoire, rendait autrefois un millier de louis bon an mal an… Ces revenus entassés doivent produire une belle somme, où est-elle?…

Cette réclamation, ainsi formulée, à ce moment, avait un caractère si odieux que Martial, révolté, fit à son père un signe que celui-ci ne vit pas.

Mais le curé, lui, protesta, essayant de rappeler cet insensé à la pudeur.

– Monsieur le duc!… fit-il, oh! monsieur le duc! Lacheneur haussa les épaules d’un air résigné.

– Les revenus, dit-il, je les ai employés à vivre et à élever mes enfants… mais surtout à améliorer Sairmeuse qui rapporte aujourd’hui le double d’autrefois…

– C’est-à-dire que depuis vingt ans, messire Lacheneur joue au châtelain… La comédie est plaisante. Enfin, tu es riche, n’est-ce pas?…

– Je ne possède rien! Mais j’espère que vous m’autoriserez à prendre dix mille livres que votre tante m’avait données…

– Ah! elle t’avait donné mille pistoles!… Et quand cela?…

– Le soir où elle me remit les quatre-vingt mille francs destinés au rachat de ses terres…

– Parfait!… Quelle preuve as-tu à me fournir de ce legs?

Lacheneur demeura confondu… Il voulut répondre, il ne le put… Il ne trouvait au service de sa rage que les plus épouvantables menaces ou un torrent d’injures…

Marie-Anne, alors, s’avança vivement.

– La preuve, monsieur le duc, dit-elle d’une voix vibrante, est la parole de cet homme, qui, d’un mot librement prononcé, vient de vous rendre… de vous donner une fortune…

Dans son brusque mouvement, ses beaux cheveux noirs s’étaient à demi-dénoués, le sang affluait à ses joues, ses yeux d’un bleu sombre lançaient des flammes; et la douleur, la colère, l’horreur de l’humiliation, donnaient à son visage une expression sublime.

Elle était si belle que Martial en fut remué.

– Admirable!… murmura-t-il en anglais, belle comme l’ange de l’insurrection.

Cette phrase, qu’elle comprit, interrompit Marie-Anne. Mais elle en avait dit assez, son père se sentit vengé.

Il tira de sa poche un rouleau de papiers, et le jetant sur la table:

– Voici vos titres, dit-il au duc, d’un ton où éclatait une haine implacable, gardez le legs que me fit votre tante, je ne veux rien de vous… Je ne remettrai plus les pieds à Sairmeuse… Misérable j’y suis entré, misérable j’en sors…

Il quitta le salon la tête haute, et une fois dehors, il ne dit à sa fille qu’un seul mot:

– Eh bien!…

– Vous avez fait votre devoir; répondit-elle, c’est ceux qui ne le font pas qui sont à plaindre!…

Elle n’en put dire davantage, Martial accourait, ne songeant qu’à se ménager une occasion de revoir cette jeune fille dont la beauté l’avait si fortement impressionné.

– Je me suis esquivé, dit-il en s’adressant plutôt à Marie-Anne qu’à M. Lacheneur, pour vous rassurer… Tout s’arrangera, mademoiselle, des yeux si beaux ne doivent pas verser de larmes… Je serai votre avocat près de mon père…

– Mlle Lacheneur n’a pas besoin d’avocat, interrompit une voix rude.

Martial se retourna et se trouva en présence de ce jeune homme qui, le matin, était allé prévenir M. Lacheneur.

– Je suis le marquis de Sairmeuse, lui dit-il, du ton le plus impertinent.

– Moi, fit simplement l’autre, je suis Maurice d’Escorval.

Ils se toisèrent un moment en silence, chacun attendant peut-être une insulte de l’autre. Instinctivement ils se devinaient ennemis, et leurs regards étaient chargés d’une haine atroce. Peut-être eurent-ils ce pressentiment qu’ils n’étaient pas deux rivaux, mais deux principes, en présence.

Martial, préoccupé de son père, céda.

– Nous nous retrouverons, monsieur d’Escorval! prononça-t-il en se retirant.

Maurice, à cette menace, haussa les épaules, et dit:

– Ne le souhaitez pas.

V

L’habitation du baron d’Escorval, cette construction de briques à saillies de pierres blanches, qu’on apercevait de l’avenue superbe de Sairmeuse, était petite et modeste.

Son seul luxe était un joli parterre dont les gazons se déroulaient jusqu’à l’Oiselle, et un parc assez vaste délicieusement ombragé.

Dans le pays on disait: «le château d’Escorval,» mais c’était pure flatterie. Le moindre manufacturier enrichi d’un coup de hausse eût voulu mieux, plus grand, plus beau, plus brillant et plus voyant surtout.

C’est que M. d’Escorval – et ce lui sera dans l’histoire un éternel honneur – n’était pas riche.

Après avoir été chargé de nombre de ces missions d’où généraux et administrateurs revenaient lourds de millions à crever les chevaux de poste le long de la route, M. d’Escorval restait avec le seul patrimoine que lui avait légué son père: vingt à vingt-cinq mille livres de rentes au plus.

Cette simple maison, à trois quarts de lieues de Sairmeuse, représentait ses économies de dix années.