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Lui-même l’avait fait bâtir vers 1806, sur un plan tracé de sa main, et elle était devenue son séjour de prédilection.

Il se hâtait d’y accourir dès que ses travaux lui laissaient quelques journées, heureux de la solitude et des ombrages de son parc.

Mais cette fois il n’était pas venu à Escorval de son plein gré.

Il venait d’y être exilé par la liste de mort et de proscription du 24 juillet, cette même liste fatale qui envoyait devant un conseil de guerre l’enthousiaste Labédoyère et l’intègre et vertueux Drouot.

Cependant, en cette solitude même des campagnes de Montaignac, sa situation n’était pas exempte de périls.

Il était de ceux qui, quelques jours avant le désastre de Waterloo, avaient le plus vivement pressé l’Empereur de faire fusiller Fouché, l’ancien ministre de la police.

Or, Fouché savait ce conseil et il était tout-puissant.

– Gardez-vous!… écrivaient à M. d’Escorval ses amis de Paris.

Lui s’en remettait à la Providence, envisageant l’avenir, si menaçant qu’il dût paraître, avec l’inaltérable sérénité d’une conscience pure.

Le baron d’Escorval était un homme jeune encore, il n’avait pas cinquante ans; mais les soucis, les travaux, les nuits passées aux prises avec les difficultés les plus ardues de la politique impériale l’avaient vieilli avant l’âge.

Il était grand, légèrement chargé d’embonpoint et un peu voûté.

Ses yeux calmes malgré tout, sa bouche sérieuse, son large front dépouillé, ses manières austères inspiraient le respect.

– Il doit être dur et inflexible, disaient ceux qui le voyaient pour la première fois.

Ils se trompaient.

Si, dans l’exercice de ses fonctions, ce grand homme ignoré sut résister à tous les entraînements et aux plus furieuses passions, s’il restait de fer dès qu’il s’agissait du devoir, il redevenait dans la vie privée simple comme l’enfant, doux et bon jusqu’à la faiblesse.

À ce beau caractère, noblement apprécié, il dut la félicité de sa vie.

Il lui dut ce bonheur du ménage, que n’envie pas le vulgaire qui l’ignore, bonheur rare et précieux, si pénétrant et si doux, qui emplit la vie et l’embaume comme un céleste parfum.

À l’époque la plus sanglante de la Terreur, M. d’Escorval avait arraché au bourreau une jeune ci-devant, Victoire-Laure de l’Alleu, arrière-cousine des Rhéteau de Commarin, belle comme un ange et moins âgée que lui de trois ans seulement.

Il l’aima… et bien qu’elle fût orpheline et qu’elle n’eût rien, il l’épousa, estimant que les trésors de son cœur vierge valaient la dot la plus magnifique.

Celle-là fut une honnête femme, comme son mari était un honnête homme, dans le sens strict et rigoureux du mot.

On la vit peu aux Tuileries, dont le rang de M. d’Escorval lui ouvrit les portes. Les splendeurs de la cour impériale, qui dépassaient alors les pompes de Louis XIV, n’avaient pas d’attraits pour elle.

Grâces, beauté, jeunesse, elle réservait pour l’intimité du foyer les qualités exquises de son esprit et de son cœur.

Son mari fut son Dieu, elle vécut en lui et par lui, et jamais elle n’eut une pensée qui ne lui appartint.

Les quelques heures qu’il dérobait pour elle à ses labeurs opiniâtres étaient ses heures de fête.

Et lorsque le soir, à la veillée, ils étaient assis chacun d’un côté de la cheminée de leur modeste salon, avec leur fils Maurice, jouant entre eux, sur le tapis, il leur paraissait qu’ils n’avaient rien à souhaiter ici-bas.

Les événements de la fin de l’Empire les surprirent en plein bonheur.

Les surprirent… non. Il y avait longtemps déjà que M. d’Escorval sentait chanceler le prodigieux édifice du génie dont il avait fait son idole.

Certes, il ressentit un cruel chagrin de la chute, mais il fut navré surtout de l’indigne spectacle des trahisons et des lâchetés qui la suivirent. Il fut épouvanté et écœuré, quand il vit la levée en masse de toutes les cupidités se précipitant à la curée.

Dans ces dispositions, l’isolement de l’exil devait lui paraître un bienfait…

– Sans compter, disait-il à la baronne, que nous serons vite oubliés ici.

Ce n’était pas tout à fait ce qu’il pensait.

Mais, de son côté, sa noble femme gardait un visage tranquille alors qu’elle tremblait pour la sécurité des siens.

Ce premier dimanche d’août, cependant, M. d’Escorval et sa femme étaient plus tristes que de coutume. Le même pressentiment vague d’un malheur terrible et prochain leur serrait le cœur.

À l’heure même où Lacheneur se présentait chez l’abbé Midon, ils étaient accoudés à la terrasse de leur maison, et ils exploraient d’un œil inquiet les deux routes qui conduisent d’Escorval au château et au village du Sairmeuse.

Prévenu, le matin même, par ses amis de Montaignac de l’arrivée du duc, le baron avait envoyé son fils avertir M. Lacheneur.

Il lui avait recommandé d’être le moins longtemps possible… et malgré cela, les heures s’écoulaient et Maurice ne reparaissait pas.

– Pourvu, pensaient-ils chacun à part soi, qu’il ne lui soit rien arrivé!…

Non, il ne lui était rien arrivé… Seulement un mot de Mlle Lacheneur avait suffi pour lui faire oublier sa déférence accoutumée aux volontés paternelles.

– Ce soir, lui avait-elle dit, je connaîtrai vraiment votre cœur!…

Qu’est-ce que cela signifiait?… Doutait-elle donc de lui?…

Torturé par les plus douloureuses anxiétés, le pauvre garçon n’avait pu se résoudre à s’éloigner sans une explication, et il avait rôdé autour du château de Sairmeuse, espérant que Marie-Anne reparaîtrait.

Elle reparut, en effet, mais au bras de son père.

Le jeune d’Escorval les suivit de loin, et bientôt il les vit entrer au presbytère. Qu’y allaient-ils faire? Il savait que le duc et son fils s’y trouvaient.

Le temps qu’ils y restèrent, et qu’il attendit sur la place lui parut plus long qu’un siècle.

Ils sortirent, cependant, et il s’avançait pour les aborder, quand il fut prévenu par Martial dont il entendit les promesses.

Maurice ne connaissait rien de la vie, son innocence était, autant dire, celle d’un enfant, mais il ne pouvait se méprendre aux intentions qui dictaient la démarche du marquis de Sairmeuse.

À cette pensée que le caprice d’un libertin osait s’arrêter sur cette jeune fille si belle et si pure, qu’il aimait de toutes les forces de son âme, dont il avait juré qu’il ferait sa femme, tout son sang afflua à son cerveau.