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Cependant M. d’Escorval reprenait peu à peu son sang-froid.

– Maintenant, mon cher ami, demanda-t-il, quelle conduite vous proposez-vous de tenir avec les messieurs de Sairmeuse?

– Ils n’entendront plus parler de moi… d’ici quelque temps du moins.

– Quoi!… vous ne réclamerez pas les dix mille francs qu’ils vous doivent?…

– Je ne demanderai rien…

– Il le faut pourtant, malheureux. Puisque vous avez parlé du legs de dix mille francs de votre marraine, votre honneur exige que vous en poursuiviez par tous les moyens légaux la restitution… Il y a encore des juges en France…

M. Lacheneur hocha la tête.

– Les juges, fît-il, ne m’accorderaient pas la justice que je veux; je ne m’adresserai pas à eux…

– Cependant…

– Non, monsieur, non, je ne veux plus avoir rien de commun avec ces nobles de malheur. Je n’enverrai même pas chercher à leur château mes hardes et celles de ma fille. S’ils me les renvoient… bien. S’il leur plait de les garder, tant mieux! Plus leur conduite à mon égard sera honteuse, infâme, odieuse, plus je serai satisfait…

Le baron ne répliqua pas, mais sa femme prit la parole, ayant, croyait-elle, un moyen sûr de vaincre cette incompréhensible obstination.

– Je comprendrais votre résolution, monsieur, dit-elle, si vous étiez seul au monde, mais vous avez des enfants…

– Mon fils a dix-huit ans, madame, une bonne santé et de l’éducation… il se tirera d’affaire tout seul à Paris, à moins qu’il ne préfère ici me seconder.

– Mais votre fille?…

– Marie-Anne restera près de moi.

M. d’Escorval crut devoir intervenir.

– Prenez garde, mon cher ami, dit-il, que la douleur ne vous égare. Réfléchissez… Que deviendrez-vous, votre fille et vous?…

Le pauvre dépossédé eut un sourire navrant.

– Oh!… répondit-il, nous ne sommes pas aussi dénués que je l’ai dit, j’ai exagéré. Nous sommes propriétaires encore. L’an dernier, une vieille cousine à moi, que je n’avais jamais pu déterminer à venir habiter Sairmeuse, est morte en nommant Marie-Anne héritière de tout son bien… Tout son bien, c’était une méchante masure tout en haut de la lande de la Rèche, avec un petit jardin devant et quelques perches de mauvais terrain. Cette masure, je l’ai fait réparer sur les prières de ma fille, et j’y ai fait même porter quelques meubles, deux mauvais lits, une table, quelques chaises… Ma fille comptait y établir gratis, en manière de retraite, le père Grivat et sa femme… Et moi, du sein de mon opulence, je disais: «Mais ils seront supérieurement là dedans, ces deux vieux, ils vivront comme des coqs en pâte!…» Eh bien! ce que je jugeais si bon pour les autres, sera bon pour moi… Je cultiverai des légumes et Marie-Anne ira les vendre…

Parlait-il sérieusement?

Maurice le crut, car il s’avança brusquement au milieu du salon.

– Cela ne sera pas, monsieur Lacheneur, s’écria-t-il.

– Oh!…

– Non, cela ne sera pas, parce que j’aime Marie-Anne et que je vous la demande pour femme.

VI

Il y avait bien des années déjà que Maurice et Marie-Anne s’aimaient.

Enfants, ils avaient joué ensemble sous les ombrages magnifiques de Sairmeuse et dans les allées du parc d’Escorval.

Alors, ils couraient après les papillons, ils cherchaient parmi le sable de la rivière les cailloux brillants, ou ils se roulaient dans les foins pendant que leurs mères se promenaient le long des prairies de l’Oiselle.

Car leurs mères étaient amies…

Mme Lacheneur avait été élevée comme les filles des paysans pauvres, et c’est à grand’peine que, le jour de son mariage, elle parvint à former sur le registre les lettres de son nom.

Mais, à l’exemple de son mari, elle avait compris que prospérité oblige, et avec un rare courage, couronné d’un succès plus rare encore, elle avait entrepris de se donner une éducation en rapport avec sa fortune et sa situation nouvelle.

Et la baronne d’Escorval n’avait pas résisté à la sympathie qui l’entraînait vers cette jeune femme si méritante, en qui elle avait reconnu, sous ses simples et modestes dehors, une intelligence supérieure et une âme d’élite.

Quand était morte Mme Lacheneur, Mme d’Escorval l’avait pleurée comme une sœur préférée.

De ce moment, l’attachement de Maurice prit un caractère plus sérieux.

Élevé à Paris dans un lycée, il arrivait quelquefois que ses maîtres avaient à se plaindre de son application.

– Si tes professeurs sont mécontents, lui disait sa mère, tu ne m’accompagneras pas à Escorval aux vacances, tu ne verras pas ta petite amie…

Et cette simple menace suffisait pour obtenir du turbulent écolier un redoublement d’ardeur au travail.

Ainsi, d’année en année était allée s’affirmant cette grande passion qui devait préserver Maurice des inquiétudes et des égarements de l’adolescence.

Noble et chaste passion d’ailleurs, et de celles dont le spectacle réjouit, dit-on, et rend jaloux les anges du ciel.

Ils étaient, ces beaux enfants si épris, timides et naïfs autant l’un que l’autre.

De longues promenades à la brune, sous les yeux de leurs parents, un regard où éclatait toute leur âme quand ils se revoyaient, quelques fleurs échangées, – reliques précieusement conservées… – telles étaient leurs joies.

Ce mot magique et sublime: amour, si doux à bégayer et si doux à entendre, ne monta pas une seule fois de leur cœur à leurs lèvres.

Jamais l’audace de Maurice n’avait dépassé un serrement de main furtif. Jamais Marie-Anne n’avait été osée autant que ce matin même, en reconduisant son ami.

Cette tendresse mutuelle, les parents ne pouvaient l’ignorer, et s’ils fermaient les yeux, c’est qu’elle ne contrariait en rien leurs desseins.

M. et Mme d’Escorval ne voyaient nul obstacle à ce que leur fils épousât une jeune fille dont ils avaient pu apprécier le noble caractère, bonne autant que belle, et la plus riche héritière du pays, ce qui ne gâtait rien.

M. Lacheneur, de son côté, était ravi de cette perspective de devenir, lui, l’ancien valet de charrue, l’allié d’une vieille famille dont le chef était un homme considérable.

Aussi, sans que jamais un seul mot direct eût été hasardé, soit par le baron, soit par M. Lacheneur, une alliance entre les deux familles était arrêtée en principe…

Oui, le mariage était parfaitement décidé…