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Bientôt on put distinguer ses traits.

– Eh!… c’est Chanlouineau, exclama M. Lacheneur.

– Le propriétaire des vignes de la Borderie?

– Précisément… Le plus beau gars du pays et le meilleur aussi. Ah! il a du bon sang dans les veines, celui-là, et on peut se fier à lui.

– Il faut le prier de monter, dit M. d’Escorval.

M. Lacheneur se pencha sur la balustrade, et appliquant ses deux mains en guise de porte-voix devant sa bouche, il appela:

– Ohé!… Chanlouineau.

Le robuste gars leva la tête.

– Monte!… cria Lacheneur, monsieur le baron veut te parler.

Chanlouineau répondit par un geste d’assentiment, on le vit dépasser la grille, traverser le jardin, enfin il parut à la porte du salon.

Ses traits bouleversés, ses vêtements en désordre trahissaient quelque grave événement. Il n’avait plus de cravate, et le col de sa chemise déchiré laissait voir son cou musculeux.

– Où se bat-on? demanda vivement Lacheneur; avec qui?…

Chanlouineau eut un ricanement nerveux qui ressemblait fort à un rugissement de rage.

– On ne se bat pas, répondit-il, on s’amuse. Ces coups de fusil que vous entendez sont tirés en l’honneur et gloire de M. le duc de Sairmeuse.

– C’est impossible…

– Je le sais bien… et cependant c’est la pure vérité. C’est Chupin, le misérable maraudeur, le voleur de fagots et de pommes de terre, qui a tout mis en branle… Ah! canaille!… si je te trouve jamais à portée de mon bras, dans un endroit écarté, tu ne voleras plus!…

M. Lacheneur était confondu.

– Enfin, que s’est-il passé? interrogea-t-il.

– Oh!… c’est simple comme bonjour. Quand le duc est arrivé à Sairmeuse, Chupin, le scélérat, ses deux gredins de fils et sa femme, l’infâme vieille, se sont mis à courir après la voiture, comme des mendiants après une diligence, en criant: «Vive monsieur le duc!» Lui, enchanté, qui s’attendait peut-être à recevoir des pierres, a fait remettre un écu de six livres à chacun de ces gueux. L’argent, vous m’entendez, a mis Chupin en appétit, et il s’est logé en tête de faire à ce vieux noble une fête comme on en faisait à l’Empereur. Ayant appris par Bibiane, une langue de vipère, tout ce qui s’était passé chez le curé entre vous, monsieur Lacheneur, et M. le duc de Sairmeuse, il est venu le conter sur la place… Voilà aussitôt tous les acquéreurs de biens nationaux saisis de peur. Le Chupin comptait là-dessus… et bien vite il se met à raconter à ces pauvres imbéciles qu’ils n’ont qu’à brûler de la poudre au nez du duc pour obtenir la confirmation des ventes…

– Et ils l’ont cru?

– Dur comme fer… Ah! les préparatifs n’ont pas été longs. On est allé prendre à la mairie les fusils des pompiers, on a sorti de leur hangar les trois pierriers des fêtes publiques, le maire a donné de la poudre… et vous avez entendu. Quand j’ai quitté Sairmeuse, ils étaient plus de deux cents braillards devant le presbytère, qui criaient: Vive monseigneur, vive M. le duc de Sairmeuse!…

C’est bien là ce qu’avait deviné M. d’Escorval.

– Voilà, en petit, l’ignoble comédie du roi à Paris, murmura-t-il. La bassesse et la lâcheté humaines sont semblables partout!…

Cependant, Chanlouineau poursuivait:

– Enfin, fête complète!… Le diable avait sans doute prévenu les nobles des environs, car tous sont accourus… On dit que M. de Sairmeuse est le grand ami du roi et qu’il en obtient tout ce qu’il veut… Aussi, il fallait voir comment les autres lui parlaient!… Je ne suis qu’un pauvre paysan, moi, – il disait «pésan» – mais jamais je ne me mettrais à plat devant un homme, comme ces vieux, si fiers avec nous autres, devant le duc… Ils lui léchaient les mains… Et lui se laissait faire. Il se promenait sur la place avec le marquis de Courtomieu…

– Et son fils?… interrompit Maurice.

– Le marquis Martial, n’est-ce pas?… Il se promenait aussi devant l’église, donnant le bras à Mlle Blanche de Courtomieu… Ah! je ne sais pas comment il y a des gens pour la trouver jolie… une fille qui n’est pas plus grande que ça, si blonde qu’on dirait qu’elle a des cheveux morts sur la tête… Enfin!… ils riaient tous deux, ils se moquaient des paysans… On dit qu’ils vont se marier. Et même, ce soir, on donne un grand dîner au château de Courtomieu en l’honneur du duc…

Il avait conté tout ce qu’il savait, il s’arrêta.

– Tu n’as oublié qu’une chose, fit M. Lacheneur, c’est de nous dire pourquoi tes habits sont déchirés comme si tu t’étais battu?…

Le robuste gars hésita un moment, puis brusquement:

– Je puis bien vous le dire tout de même, répondit-il. Pendant que Chupin prêchait, je prêchais aussi, et pas pour le même saint… Encore un peu, et je lui faisais manquer son coup. Le coquin a couru tout rapporter. Aussi, en traversant la place, le duc s’est arrêté devant moi: «Tu es donc une mauvaise tête?» m’a-t-il dit. J’ai répondu que non, mais que je connaissais mes droits. Alors il m’a pris par ma cravate, et il m’a secoué en me disant qu’il me corrigerait et qu’il me reprendrait ses vignes… Saint bon Dieu!… Quand j’ai senti la main de ce vieux, tout mon sang n’a fait qu’un tour… Je l’ai empoigné à bras le corps!… Heureusement on s’est jeté à six sur moi et j’ai été obligé de lâcher prise… Mais qu’il ne s’avise jamais de venir rôder autour de mes vignes!…

Ses poings se crispaient, toute sa personne menaçait; le feu des révoltes flambait dans ses yeux.

Et M. d’Escorval se taisait, épouvanté de ces haines si imprudemment allumées, et dont l’explosion, pensait-il, serait terrible…

Mais M. Lacheneur s’était redressé.

– Il faut que je regagne ma masure, dit-il à Chanlouineau, tu vas m’accompagner, j’ai un marché à te proposer…

M. et Mme d’Escorval, stupéfaits, essayèrent de le retenir; mais il ne se laissa pas fléchir, et il sortit entraînant sa fille.

Pourtant Maurice ne désespérait pas encore.

Marie-Anne lui avait promis qu’elle l’attendrait le lendemain, dans le bois de sapins qui est au bas des landes de la Rêche.